1946-2016 : 70 ans et toujours inventif, le « Salon des Réalités Nouvelles »

70 ans d’existence et plus de 10.000 artistes exposés pour le « Salon des Réalités nouvelles », le rendez-vous annuel de l’abstraction internationale à Paris. Créé en 1946 par les pionniers du style autour de Sonia Delaunay, Arp ou Herbin, animé par un collectif d’artistes présidé depuis dix ans par Olivier di Pizio, ce salon promeut toutes les abstractions « allusives, conceptuelles, concrètes, géométriques, gestuelles, haptiques, lyriques, nominalistes »… témoignant ainsi de la vitalité d’une rupture esthétique radicale qui parcourt tout le XXè siècle et au-delà, au point de conjuguer désormais l’art et la science.

Dès le début du XXème siècle , des artistes veulent « fonder un art totalement dégagé de la vision directe de la nature », n’hésitant pas disloquer la représentation des formes et des couleurs. Kandinsky et ses Taches de couleurs projetant des sensations en 1910, puis Malevitch avec le suprématisme mystique de son Carré noir sur fond blanc (1915) ont ouvert la porte à de multiples explorations plastiques. D’après Apollinaire, « nous voulons nous donner de vastes et étranges domaines où le mystère en fleurs s’offre à qui veut les cueillir – il y a des feux nouveaux, des couleurs jamais vues, mille phantasmes impondérables auxquels il faut donner de la réalité »(1). Le poète serait ainsi l’auteur de la dénomination réalités nouvelles en 1912. A moins qu’elle ne soit du maître de l’orphisme, des Rythmes et de la lumière créée par la couleur, Robert Delaunay qui, avec son épouse Sonia regroupa « les artistes inobjectifs » issus des collectifs anti-surréalistes, Cercle et Carré (1930) ou Abstraction-création (1931-36) dans une exposition intitulée Réalités nouvelles à la galerie Charpentier. Sauf qu’en septembre 1939, leur initiative tourna court !

Le monstrueux désastre humain et matériel de la Seconde guerre mondiale a envoyé bien des artistes en exil ou à la mort. Réflexe vital devant l’ampleur des destructions ? Aux lendemains de la Libération, Robert n’est plus mais Sonia Delaunay reprend le flambeau avec Herbin, Pevsner, Jean Arp, Kupka, Albers, Dewasne, Domela, Picabia, Stahly… Avec Fredo Sidès comme président et Nelly Van Doesburg comme secrétaire, ces pionniers de l’abstraction affirment le besoin de Réalités nouvelles en les montrant à Paris dès 1946 dans un salon appelé à un grand avenir puisqu’il fête ses 70 ans cette année ! Et de fait au fil de ces sept décennies, on y voit affluer les représentants majeurs de toutes les tendances de l’abstraction jusqu’au moment où ils passent sous la tutelle souvent exclusive de grands marchands, peu enclins à partager leurs expositions.

Par ailleurs, lorsqu’on découvre que ce salon d’art contemporain est géré par un collectif d’artistes autonomes qui exercent un rôle central pour la sélection des œuvres présentées, on devine aisément que les sept décennies de son existence ont été fertiles en fondations, manifestes, sécessions, schismes et refondations et nouvelles extensions (voir l’historique en encadré).

Exposer aujourd’hui aux Réalités nouvelles : pour Olivier di Pizio, président depuis 2006, plusieurs facteurs importent : « la qualité d’invention d’un artiste avec les outils de l’abstraction, son investissement dans le temps, son histoire personnelle – une sélection humaniste plus que critique ». En offrant la possibilité d’une confrontation avec d’autres artistes et avec un public, le Salon des Réalités nouvelles s’affirme « non comme un modèle-type de l’exposition collective idéale mais comme la référence d’une forme de monstration du travail des artistes au plus proche des artistes ».

Et de multiplier les ouvertures vers d’autres horizons, avec la création depuis 2011 des Réalités nouvelles hors-les-murs, en France, à Troyes, puis à Pont de Claix, ou à Chaudes Aigues mais aussi à Belgrade ou Pékin ; ou cet été, en participant à un festival avec l’association Arthemuse au manoir d’Etainnemare en Normandie. Depuis 2014, c’est aussi l’ouverture d’Abstract project, un espace d’art concret dans Paris pour attirer des artistes autres que ceux du Salon.

Création en 2013 de la section Art et Science.
Soit une innovation marquante voulue par le président Olivier di Pizio, à la suite de sa rencontre avec Jean-Marc Chomaz, spécialiste de la mécanique des fluides, chercheur au CNRS et professeur à Polytechnique. En 2005, il a créé avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault Labofactory, un collectif ouvert entre artistes et scientifiques qui tissent une aventure commune pour permettre l’hybridation convaincu que « la science est bloquée par les processus qu’elle n’est pas capable d’imaginer », il travaille à « inventer des processus de création artistique qui explorent l’imaginaire des sciences, pour magnifier la charge émotionnelle des abstractions et révéler la singularité des représentations scientifiques, anfractuosités sublimes qui donnent accès à d’autres réalités »(2).

Après ses variations de 2015 sur les exo-planètes, ou son travail d’hybridation avec ORLAN cet été, pour le 70è Salon, il aborde la question du changement climatique dans les trois installations Atmosphère, Atmosphères, entre réalité augmentée et espace-plan parcouru d’ondulations gravitationnelles, comme dans Redshift N°0.10, Stormy Weather qui transportent dans les tempêtes, avec l’ombre de ventilateurs industriels racontant le rugissement des vents sur les aqua -planètes, ou bien dans Luminous Drift il nous fait percevoir de l’espace le nuage hexagonal permanent du pôle nord de Saturne… ou enfin un long plan fixe de brume qui se déchire et se reforme dans Nues.
Pour Jean-Marc Chomaz, « le protocole de recherche se fait Art » et « l’Art va changer la science ». Belle révolution insufflée au sein de ce Salon des Réalités nouvelles !

Alors, vénérable, voire démodé, ce salon septuagénaire ? Pas vraiment ! Soucieux de renouvellement et de confrontation entre les générations, depuis 2008, Olivier di Pizio sollicite les étudiants des Beaux-Arts pour participer aux Réalités nouvelles. Conviés en force pour fêter cette 70è édition, ils apprécient comme il se doit la grande vitalité deces Réalités nouvelles.

(1) in Calligrammes, en exergue du 1er Catalogue RN édité en 1947
(2) Présentation 2016 – Jean-Marc Chomaz crée cette année une section Art et science à Polytechnique. Labofactory a été créé en 2005 avec Laurent Karst et François-Eudes Chanfrault


LES CINQ GRANDES PERIODES DU SALON DES REALITES NOUVELLES

(D’après Olivier di Pizio, Président du Salon depuis 2006 et Erik Levesque, membre du collectif d’artistes et archiviste du Salon – (archives déposées auprès de l’I.M.E.C à Caen)

1 -Création en 1946 du Salon au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris –
Les Réalités nouvelles accueillent d’emblée des artistes notables, tels Poliakoff et Gerhard Schneider dès 1946, Motherwell (1947) ou Fontana, Vararely ou Mathieu (1948)

C’est surtout à partir de l’année 1948 que le Salon affirme son existence en accueillant 17 nations étrangères présentes et Auguste Herbin publie le 1er Manifeste de l’art abstrait non figuratif et non-objectif. Il cherche à réaffirmer des règles strictes de création plastique : « l’art abstrait non figuratif et non-objectif, sans lien avec le monde des apparences extérieures pour la peinture, c’est un certain plan ou espace animé par des lignes des formes des surfaces des couleurs dans leurs rapports réciproques et pour la sculpture, un certain volume animé par des plans de pleins des vides exaltant la lumière »
Herbin rappelle également le « rôle social et humain de l’art, expression de la spiritualité humaine » et critique les observations malveillantes contre l’abstraction, qui ont entrainé en cette année 1948 son exclusion de la Biennale de Venise malgré le soutien officiel des Beaux-Arts en France.
Cependant, Herbin préconise une abstraction froide, ce qui conduit Soulages et Hartung à faire sécession jusqu’en 1955.

2 – A partir de 1955, les Réalités nouvelles sont gérées par les seuls artistes
1955 – les statuts de l’association sont modifiés pour en exclure les conservateurs de musée (tels Jean Cassou) : leur présence a longtemps permis les achats d’œuvres aux artistes via les expositions, les achats directs étant alors interdits aux institutions.
+Nouvel afflux d’artistes- Bazaine, Manessier, Bertholle, Bissière, les membres de CoBrA, Alechinsky, Corneille, Olivier Debré, Aurélie Nemours, ainsi que les arts cinétique ou optique avec Soto, Morellet.

Dès 1962, le groupe de recherche GRAV et les Madi sud-américains font sécession car l’abstraction lyrique monte en force au fil des salons : on expose Bram Van Velde et Geer Van Velde (1954 à 63), Lindström (1958 à 68), Joan Mitchell (1963 à 66), Sam Francis (1963), Tapies (1963, 66 et 67)…
+ Création du bastion de résistance des « géométriques » et des « concrets » avec leurs œuvres construites selon des règles mathématiques, tels Ellsworth Kelly (1953-54), Michel Seuphor (1957 à 65), Gottfried Honegger (1965 à 68), soutenus par un puissant réseau de galeries en Europe du Nord, Etats-Unis et Australie.

3 – 1968, le temps des ruptures :
Une jeune génération conteste l’existence même du Salon – le groupe « Supports surface » crée une scission : Viallatavec ses « haricots », Buren, Rouan veulent créer de nouvelles formes d’art abstrait à partir des composants de la peinture –
Les « Réalités nouvelles » sont exclues de leur lieu d’accueil, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris : en 1971, il se tient au Parc floral de Vincennes. Zao Wou-Ki y expose.
les artistes Maria Manton, Louis Nallard, Luc Peire ou Ivan Contreras-Brunet refondent à nouveau les statuts et rédigent un nouveau manifeste.

4 – A partir de 1984 : au Grand Palais
– Avec Olivier Debré, Marfaing, de Margerie, Aurélie Nemours, Jacques Busse, président de l’association des Réalités nouvelles de 1981 à 1991 rénove les statuts « pour défendre la permanence de l’abstraction définie comme la peinture en elle-même ». Dès 1974, il avait fait de l’association « le représentant des artistes français face à l’administration ».
Le Salon se tient au Grand Palais. De jeunes artistes exposent, dont Chen Zhen.

5 – Depuis l’an 2000, retour au Parc floral de Paris et ouverture à tous les medium –
Les Réalités nouvelles accueillent la photo et « l’image animée » – terme préféré à video, en raison du travail important de post- production, et en référence aux expériences du début du XXè siècle.
Remise à jour des statuts et ouverture à l’international par le président du Salon Michel Gemignani – Olivier di Pizio lui succède en 2006 (Il cherche actuellement un successeur).
D’une manière générale, les Réalités nouvelles reflètent l’évolution des matériaux plastiques et des compositions : l’acrylique apparait dans les années 1970, les « graffiti » dix ans après avec le développement de l’art urbain, puis la vidéo. Le tout s’hybride en douceur par vagues successives, tous les dix ans.

+ En 2014, la création d’Abstract project, un espace d’art concret à Paris, pour présenter des artistes exposant ou non aux Réalités nouvelles (5 rue des Immeubles industriels, Paris 75012)
2 expositions par mois gérées par un commissariat de structure associative (bénévole) assuré par Olivier di Pizio, Jean Pierre Bertozzi et Burmila Strojna –
Edition d’un catalogue mais les frais d’exposition à la charge des artistes –