Entre fouilles de surplus militaires et détournements d’objets et de situations, Oncle Sam n’a qu’à bien se tenir, ou plutôt, s’entretenir, tant les œuvres de l’exposition « P5 » de Malachi Farrell discréditent l’aura de l’armée américaine – déjà bien amochée par Jasper Johns – et celles dont les pays font de la guerre un étendard à part entière. Rangers, obus, casquettes et médailles s’animent dans cette exp(l)osition présentée au CCC de Tours, qui crache et hurle l’absurdité de la guerre et de l’enrôlement.
Homme, y es-tu ?
L’installation camouflée guette le visiteur, tapie dans les murs blancs du CCC. Les pas fantomatiques d’une paire de rangers nous guident vers le ventre d’un monstre dans lequel les obus et les pétarades sont rois. Le visiteur devine les enjambées d’un soldat, flottant au dessus d’une mare de fumée, abîme sadique. Funambule aveugle, la paire de rangers suit le chemin vers la mort, tracé par les rails qui la possèdent. « Entre les chaussures et les casquettes : l’homme a disparu, » souligne Malachi Farrell. En effet, tout est bien vivant dans son exposition, mais la présence humaine semble avoir été dévorée, mâchée par les attributs militaires. Les hymnes de l’armée ont été remplacés par les arrangements sonores de Funkadelic et de la bande originale du film de Kubrick : Full Metal Jacket. Le spectateur est désormais l’un de ces soldats qui ne peut plus reculer. Quelques spectres plus loin, des obus dressés s’énervent, saluent ironiquement le visiteur de leur tête qui s’éventre à la manière d’un briquet Zippo. Cocons de vies passées, les obus couvent en eux des objets inattendus, tour à tour une rose, une cannette de Coca-Cola se présente au spectateur (What’s next ?, 2002). Morse visuel, appel à l’aide utopique. D’autres obus vocifèrent : l’un décoré de nombreuses médailles, l’autre brandit un doigt d’honneur à travers un gant sali de graisse, un autre enfin asperge le visiteur, comme un commandant cracherait sur l’un de ses pions. Claquements, rires, cris déments et musique lancinante se conjuguent. L’artiste a pris soin de maquiller le centre de sons bien particuliers qui participent amplement à l’ambiance de l’exposition. Egal de l’œuvre plastique, le son prévient la vue, sorte de préliminaire d’une action bien loin d’un acte amoureux.
Entre parodie guerrière et gentille mise en scène d’objets terrifiants, P5 séduit par la charge émotionnelle de son propos. Si le titre de l’exposition rappelle curieusement les propositions d’une bataille navale, il radicalise aussi le statut humain, le condamnant à n’être qu’un numéro de matricule.
Commémoration et actualité
Si Malachi Farrell dénonce les violences de la guerre, il agit également comme un homme d’état, revenant chaque année sur le passé, déplorant les décès et les gâchis antérieurs face au monument aux morts de la localité. Désormais, le CCC possède son propre monument aux torts, à travers quatre obus entourant la colonne de fortune créée par l’artiste. Les chaînes tendues et l’estrade de béton constituent le théâtre stoïque de ses obus surréalistes desquels jaillissent dollars et roses pimpantes. Le simili de gerbe de fleurs caché et l’anonymat certain (la colonne est dénuée d’inscription) du monument aux morts de Farrell s’associent à la désolation et à l’oubli certain auxquels sont voués les noms de ceux qui ont péris.
Contre éloge de la guerre, P5 assimile le soldat type, proie toute désignée, à la réification. Peu de considération en effet pour l’homme qui incarne la dite patrie, au point que Malachi Farrell pousse la métaphore à son comble, en le limitant à une paire de rangers coiffées de casquettes et autres bérets militaires (These boots are made for walkin, 2006). Sur un stand de recrutement américain reconstitué, plus précisément celui de Coney Island, les casquettes dodelinent de leurs têtes creuses. « On recrute les couillons », ironise l’artiste. Perchées comme le seraient des vautours patientant pour une agonie assurée, les rangers chapeautées font office de miradors vivants, pendant que quelqu’un frappe, tambourine à la porte de la maisonnette infernale. « Les stands de recrutements avoisinent ceux des vendeurs de saucisses, ce qui renforce le caractère absurde de l’enrôlement. Les gens viennent arracher les autocollants apposés sur les stands… » explique Malachi Farrell. Comparés volontiers à des « pigeons » par l’artiste irlandais, les soldats sont ici mis en scène sous la forme la plus réductrice, statut réel au sein de l’armée américaine. Les objets militaires sont récupérés et assemblés à des systèmes électromécaniques par Farrell, qui introduit aussi dans son travail le recyclage des objets, jusque dans les puces électroniques qu’il reconquiert d’appareils usagers.
Le spectateur peut, à loisir, découvrir la genèse de certaines œuvres présentées au CCC, à travers des dessins au graphite et assemblages mixtes, créés spécialement pour P5. D’autres sont simplement le fruit de la colère interne de l’artiste, qui dessine le corps de l’homme inséré dans un obus, chrysalide malsaine ou bocal expérimental, ou encore qui le glisse entre les passants d’une mitraillette prête à faire fi de l’humanité.
L’humour cohabite ici avec la dramaturgie du propos que l’artiste veut accessible à tous (gratuité de l’accès au CCC) et compréhensible par les novices. Pari une fois encore réussi dans cette exposition sans équivoque, où les choses sont les acteurs et les hommes décoratifs. Malachi Farrell précise aussi son appartenance au monde politique en s’appuyant sur l’actualité cuisante de la guerre en Irak. Sphère isolée entre période fasciste et communiste, P5 traduit le sentiment latent de l’inutilité et de l’immobilisme.
Une leçon que nul n’aura besoin d’apprendre par cœur. P5 ? Touché.