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« Il faut créer un dynamisme entre la vie réelle et l’art » Interview de Hou Hanru, commissaire de la Xème Biennale de Lyon

Il semble être l’homme des anniversaires de biennales : à 46 ans, le commissaire d’exposition et critique d’art d’origine chinoise, Hou Hanru, était – parmi une cinquantaine d’autres manifestations – le commissaire du pavillon chinois de la 50ème biennale de Venise et le commissaire de la dixième biennale d’Istanbul. Cette année, il fêtera la dixième édition de la biennale de Lyon avec brio – en bon accord avec cette ville aussi ambitieuse qu’institutionnellement confirmée. S’appuyant sur ses thèmes clés comme l’urbanisme, la mondialisation, le nomadisme et la dynamique politico-sociale, il a choisi comme leitmotiv « le spectacle du quotidien ».
En révisant le terme debordien, déjà rangé dans le placard des positions critiques du XXème siècle, il reprend ce qu’Adorno appelait « l’industrie culturelle » qu’il applique à l’état actuel de notre société. Les artistes sont invités à répondre à la question de la possibilité d’agir, de penser, de renouveler leurs propositions en termes d’action artistique, si tout geste critique et subversif est récupéré par un système d’industrialisation et de spectacle, système qui a désormais non seulement transformé tout spectateur en objet revendable, mais aussi ses acteurs – galeristes, commissaires et critiques aussi bien qu’artistes – en agents et marchandises à la fois. Quand, dans ce système qui s’alimente de toutes les formes d’expression esthétique, tout est spectacle et quand le spectacle est tout, y a-t-il un « dehors » qui permette de se distancier pour faire face aux réalités ? Ou faudrait-il plutôt constater que tout individu fait toujours déjà partie intégrante de ce « système de spectacle », que le spectacle même est devenue un élément génétique de l’être civilisé. Ne reste-t-il donc rien d’autre que d’agir par immersion tout en renouant avec les pratiques « Pop » dans ce « spectacle du quotidien » ? Ou l’art contemporain retrouverait-il son rôle social de force critique dans une réinvention du Quotidien, comme l’avait proposé Michel de Certeau ?
Hou Hanru, représentant de la génération de commissaires « nomades » que l’on pourrait considérer aussi comme symptôme d’un système mondialisé d’industrie culturelle, vit aujourd’hui à Paris et à San Francisco. Dans l’interview suivant il donne sa vision du métier de commissaire, des dynamismes que l’on devrait créer et de la façon dont on se sert actuellement d’une « logique catalogue de supermarché » pour valoriser l’art actuel.

Jens Emil Sennewald : Commissaire d’exposition, c’est un métier que l’on pourrait considérer actuellement comme celui d’un genre de DJ du visuel, quelqu’un qui sait sélectionner d’une masse d’œuvres et de pratiques celles qui se prêtent le mieux à tranformer « l’air du temps » en images d’art. Comment faut-il procéder, en tant que commissaire d’expositions, pour « engager » les gens ?

Hou Hanru : (rires) Je ne partage pas cette vision de la profession du commissaire. Ce n’est pas ma façon de penser. Je crois que le DJ est autre chose. La question de savoir ce qu’est le « curator » aujourd’hui, c’est un peu la même qui consiste à se demander ce qu’est un artiste aujourd’hui. Est-il un théoricien, un chercheur, un intellectuel ou un travailleur quiconque ? Il n’y a pas de réponse simple à cela. C’est à chacun de choisir sa vision et sa méthode. Pour ce que concerne la mienne, il s’agit de concevoir l’exposition comme discours, comme une espèce de « statement » par rapport à des questions culturelles, artistiques et sociales – et pourquoi pas politiques. C’est un processus qui consiste à trouver les artistes qui savent répondre, toujours de façon différente, liée au contexte, avec le plus de cohérence aux questions posées par la société. L’exposition n’est pas un but en soi. On crée une plate-forme pour construire ou reconstruire le lien entre le travail de l’artiste et le contexte sociale. Il ne faut pas avoir peur de dire que l’art fonctionne dans la société comme une force intellectuelle.

JES : Selon ton avis, l’exposition donne alors le cadre d’une rencontre intellectuelle, de recherche, de discussion. Un dispositif qui se distingue d’autres structures existantes comme l’université, le musée, le centre d’art…

HH : Oui, mais il ne faut pas exclure tous les possibilités d’échange, de partage entre ces différentes structures. Je ne cherche pas la distinction mais plutôt la conjonction de ces pratiques de penser et de donner forme à ses idées. Une sorte de synergie entre des différents domaines. Ce qui est intéressant, c’est qu’une exposition n’est pas simplement une exposition.

JES : Presque tous les commissaires travaillent également comme critique d’art. Tu es correspondant pour Flash Art International et tu publies régulièrement des articles dans différentes revues d’art contemporain comme Frieze, Art Monthly, Domus, Texte zur Kunst, ou Tema Celeste. Y a-t-il une différence entre l’écriture critique et le commissariat ?

HH : L’écriture est une activité de base à travers laquelle on comprend ce qu’est cette profession, ce qu’est l’art contemporain. C’est un exercice intellectuel nécessaire. Faire une exposition n’est pas très intéressant sans cette ressource. C’est inséparable. Il s’agit de montrer comment l’art donne sens, se cherche et se donne un sens dans le contexte sociale. L’exposition est une sorte de représentation ou de présentation de ce processus et des produits de cet effort, tandis que la critique est une sorte de commentaire sur la façon dont ces choses donnent du sens.

JES : Dans le catalogue « Handlauf » de Barbara Holub, tu as publié en 1993 un texte intitulé « L’exotisme au cœur de la civilisation » – où nous en sommes aujourd’hui ? Errant dans de tristes tropiques ou dans un commun globalisé ?

HH : Les choses ont beaucoup changé ces dernières années. Le monde est beaucoup plus ouvert et il s’est avéré que le modèle de la « globalisation » n’est surtout pas exclusivement un modèle occidental dispersé partout, mais qu’il y a une multitude d’activités, de regards et de créations qui peuvent aujourd’hui circuler dans le monde. La situation est alors complètement différente. La question de l’exotisme reste pourtant importante. L’exotisme c’est la consommation des autres sans vrais échange et partage et surtout sans acceptation du fait que l’on est transformé par l’autre. Une consommation sans se mouiller les mains. Une forme de voyeurisme esthétique. Malgré que l’on ne puisse plus parler d’un monde occidental « pur », malgré le fait que tout s’est mélangé, on retrouve cette intention de dominer les autres au niveau du spectacle, intention qui contribue à figer l’évolution de la réalité. Malgré que l’on lutte constamment contre cela, c’est inévitable. Mon travail cherche à créer des espaces dans lesquels ce monde dominant qui n’est pas vraiment vivant est mis en suspens et le monde du quotidien, de la vie diverse et réelle, qui n’a pas une forme claire, peut-être reconnue. Je pense qu’une exposition est un espace ou l’on peut montrer et mettre en place un dynamisme entre ces deux forces : la vie du spectacle et la vie quotidienne. Un espace de résistance. Un espace qui donne la possibilité de se faire entendre. En fait, je cherche, à travers l’espace de l’exposition, à mener cette contradiction entre spectacle et réalité à une forme de dynamisme.

JES : Reprendre le terme du spectacle si marqué par Guy Debord – est-ce que ça répond vraiment à une actualité ?

HH : Absolument. Bien sûr que le mot « spectacle » fait penser à Guy Debord et aux situationnistes. Mais il est aussi important de reprendre ces réflexions au moment de la mondialisation du système de consommation. La crise actuelle n’est qu’un reflet du fait qu’il y a un bug dans cette évolution. C’est le moment de réfléchir sur des questions de fond. Une biennale, bien évidemment, c’est un spectacle, n’est-ce pas ? Mais comment est-ce que l’on s’en sort ? Peut-on y introduire des éléments qui ne sont pas de l’ordre du spectacle pour permettre de poser des questions ? C’est ça le but d’une biennale pour moi. Je cherche à établir ce dynamisme entre le spectacle et la vie réelle, la vie du quotidien, comme l’a décrit Michel de Certeau, qui est à peu près de la même génération que Debord. Pour lui, la vie quotidienne était l’alternative à la dominance du spectacle, elle procurait une force subversive et nécessaire. Il s’agit d’une sorte d’informe, d’incontrôlable, c’est un système cellulaire contre un système vertical. Mais l’important c’est de créer des structures permettant une coexistence de ces différentes formes de système. C’est le grand défi de notre temps, dans tous les domaines. Aussi dans l’art qui se divise aisément en art « légitime » et en art « sans raison ». Je crois qu’il faut changer complètement cette pensée et cette idéologie qui nous limite à une sorte de reproduction continue d’un système de spectacle. Le fait que tout se passe aujourd’hui à une échelle mondiale est une grande opportunité pour réinventer des choses. A Lyon, nous avons une biennale bien établie, très reconnue. C’est le bon moment pour mettre en question exactement ce statut de la biennale.

JES : Au Camden Arts Center à Londres, en 1997, tu as ouvert, avec l’exposition « Parisien(ne)s », des nouvelles pistes, une façon de montrer des forces locales « mondialisées ». Par la suite, cette exposition a servi de modèle à beaucoup d’expositions publiques, comme actuellement « La Force de l’art 02 ». Pourtant, l’exposition actuelle a mis très en avant la valeur et le statut de l’œuvre, et non pas le processus et l’action. On pourrait se demander si ce modèle semblable à un concours animalier sert toujours notamment cette idée de dynamisation.

HH : (rires) Tu sais, dans mon contexte personnel il m’est très difficile de faire des commentaires sur « La Force de l’Art ». J’étais quand-même un des commissaires la dernière fois, ce qui me rend difficile les commentaires directs. Mais quand je prends la position d’un visiteur normal, en prétendant être objectif, je dirai que oui, tu as tout à fait raison de poser cette question. J’ai vu hier très rapidement l’exposition. Sans vouloir faire un commentaire par rapport à une œuvre particulière – j’avais, à vrai dire, l’impression d’ouvrir un catalogue de supermarché ou de boutique de luxe, un peu comme lorsqu’on rentre dans un salon à l’aéroport pour feuilleter Beaux-Arts magazine ou Wallpaper. Je ressens donc tout à fait ce que tu dis.

JES : Pourtant, notamment en France, on trouve actuellement des artistes qui cherchent le processus, l’action, le questionnement de la pratique artistique et le statut de l’œuvre à l’ère du consumérisme. Je pense à des artistes comme Olivier Bardin, Benoit Maire, Raphaël Zarka, Evariste Richer ou bien Claire Fontaine.

HH : Oui bien sûr ! Et je ne crois pas que cette impression que j’avais à « La Force de l’Art 02 » soit la faute des artistes. Il y en a beaucoup qui sont très conscients des problèmes de représentation, de processus, etc. Mais je crois que l’intérêt d’une grande exposition, comme d’un livre important, c’est de chercher une forme et puis une stratégie à démontrer ce dynamisme partagé, à le faire sentir. C’est ça la vraie responsabilité des commissaires d’exposition.

JES : Juste avant que Hans Ulrich Obrist quitte Paris pour Londres, je lui ai demandé ce qui manque en France. Il m’a répondu qu’il n’y a pas assez d’écoles, de groupes de recherche et d’action autour d’un artiste clé comme dans les années 80 à Grenoble ou à Lyon. A ton avis, que manque-t-il actuellement en France ?

HH : Je ne crois pas qu’il manque une force intellectuelle et des groupes de recherche. Au contraire : il y en a énormément en France et de bonne qualité par ailleurs, reconnue dans le monde entier. Ce qui manque c’est que le monde de l’art s’intéresse à ça. Ce monde est relativement isolé de débats intellectuels. Ça reste toujours une espèce de petits salons comme au XIXème siècle, au moins dans l’esprit. On y est toujours convaincu que l’art est autonome, sans association à l’actualité des sociétés. En France on rêve encore de cette distinction entre la culture et l’art. Bien entendu, je parle de façon globalisante, il y a beaucoup d’artistes qui réfléchissent et travaillent autrement. Mais dans la façon de parler de l’art dans les médias dominants, de représenter l’art, il y a ce problème.

JES : La Biennale d’Istanbul était une biennale de ville, une biennale bruyante, active, un peu un portrait punk de ce début du siècle. Est-ce que Lyon donnera des lignes plus claires, plus précises ?

HH : Oui et non. En fait, le contexte est très différent. On ne peut pas dire LA biennale : c’est chaque fois une chose très différente, toujours liée au lieu où elle se situe, à la recherche d’une cohérence et d’une pertinence par rapport à l’endroit et au contexte. Lyon et Istanbul sont des villes extrêmement différentes. Même la définition de l’art n’y est pas la même. La Biennale de Lyon est née de l’histoire d’un musée. Ce qui implique des méthodes différents. La question à Lyon était alors, comment inventer un projet qui peut donner force et concentration dans ce cadre institutionnel. Dans d’autres pays, comme en Asie, en Afrique et en Amérique latine, j’ai toujours pensé les biennales comme des machines à créer des scènes artistiques, des structures qui aident à rassembler des forces de l’art contemporain qui ne l’étaient pas, en manque de structures sur place. A Lyon, il y en a déjà. La question était alors plutôt comment renouer les liens entre les institutions et le monde réel. L’enjeu est de mettre en jeu la diversité culturelle qui construit notre quotidien mais qui n’est pas reconnue en tant que force constructive. Bien entendu j’ai repris des thèmes sur lesquels je travaille depuis un moment, comme les questions d’urbanisme, de la créativité générée par les relations entre différentes couches sociales, des liens dans la société.

JES : Tu as considéré Istanbul aussi comme un genre de bilan de ton travail. Est-ce que Lyon représentera un bilan de tes années françaises ?

HH : Peut-être, mais je n’ai pas vraiment pensé à cela de façon consciente. C’est vrai qu’Istanbul était un genre de bilan autocritique. Pour Lyon, j’essaie d’éviter tout genre d’approche autobiographique qui risque de figer dans un style personnel. Je ne suis pas favorable à ça. Je cherche à rester ouvert à tout ce que se passe, ouvert à différents approches.