ImageMédiaPolitique

DIX 291 est un nouvel espace d’exposition inauguré à l’automne par deux artistes, Bernard Crespin et Myriam Bucquoit, qui s’inspirent de l’esprit de la galerie « 291 », crée à New York en 1905 par le photographe Alfred Stieglitz. Ils y présentent du 10 janvier au 15 mars 2008 une exposition intitulée ImageMédiaPolitique. Ce titre unique désigne et organise, condense, la réunion d’un ensemble d’œuvres qui, toutes, à leur façon, font résonner la conjonction de ces trois termes. Images d’images, elles portent regard sur un réel social tramé par l’image des média et soulèvent des questions politiques.

Depuis l’extension de la puissance des appareils de reproduction de la réalité, les médias et les images qu’ils véhiculent ont envahi la réalité commune au point de la rendre indissociable et indiscernable des images qu’ils produisent, comme si elles étaient devenues la substance même de cette réalité. C’est désormais une banalité de le dire, mais il n’est pas interdit de le rappeler. De cet envahissement, de cette profusion, de ces flux d’images, qui ont transformé irréversiblement notre sentiment de la réalité sociale et politique, des évènements et des choses, des figures du monde, en établissant une collusion presque irréelle et, tout autant, hyper-réelle entre les images photographiques, filmiques, télévisuelles et le réel, nous ne pouvons pas faire le tour. L’image des médias semble dire, exhiber le réel, mais elle ne fait pas récit historique, ni ne permet de concevoir le représenté à partir d’une scène critique de la pensée qui pourrait s’extraire des flux omniprésents de signes qui véhiculent, indistinctement, faits, choses, images statiques et mobiles, représentations graphiques disséminées, empreintes et traces visuelles du réel. De ce fait, le propre des images nous est devenu inapproprié et inappropriable, puisqu’il nous est impossible de nous détacher d’elles et de concevoir ce en quoi elles sont encore des images, ni de quoi. Pourtant, elles ne cessent de nous exposer quelque chose de brutal et de réel.

Les images multipliées, profuses, mêlées à la réalité ont tué l’exigence esthétique d’une fin des images et l’ancien refus politique moderne de l’imagerie, il faut donc lire la réalité avec des images d’images. Elles ne sont pas elles-mêmes dissemblables de ce qu’elles refusent de légitimer, de concéder à un pseudo monde fait d’images. Du fait de la collusion des images entre elles, il n’y a pas d’image critique possible, ni d’art de l’image qui serait exempt de son appartenance à la scène des média. En ce sens, l’art est aussi la mise en scène de l’art dans son appartenance aux régimes de diffusion des images par les appareils. L’art se met alors à travailler la matière physique des images fournies par les appareils et les média afin d’en détacher quelque vérité critique, une lucidité formelle et visuelle analytique. Mais, très exactement, il découvre qu’entre les images matérielles et les choses, puis entre la chose et son réel d’image, les images d’images de l’art montrent qu’il y a la violence arbitraire du réel comme focale de l’image et le simulacre comme principe de leur perception. Les conceptions du philosophe latin Lucrèce qui voyait, dans la matière, des atomes et des projections spectrales, rejoignent ici les analyses du sociologue et sémiologue J. Baudrillard. Simulacres réels et simulations matérielles, signes d’objets et objets-signes, sont les média d’une expérience de la réalité devenue une sorte d’hyper-réel insoutenable et vide pour le regard et la pensée, mais omniprésente de façon concrète dans l’échange universel par la communication et l’image. Il n y a plus guère de représentation, il n’y a que de l’hyper-présentation, mais elle produit et diffuse le simulacre d’un réel qui est le réel même.

L’art se trouve confronté à la situation sans précédent d’une atrocité réelle ou d’une dérision tout aussi réelle, qui lui viennent toutes deux par des images qu’il ne produit plus et qu’on ne peut pas penser. Il s’agit d’images subies à la limite conjointe d’un défaut de sens et d’un trop plein de réalité. L’atrocité est ici d’ordre politique, la dérision d’ordre publicitaire. Télévision, presse, film et photographie, les mélangent sans distinction. Les images sont les choses et les choses sont des images, tout devient convertible. Tout image est chosale, toute chose est image et peut s’échanger comme telle. Tout est réel, rien ne l’est plus. Tout vaut comme objet-signe, matériel, rien ne vaut comme signe pur, immatériel. Les personnes, les corps, les événements sont pris dans cet échange perpétuel qui s’orne partout des images de la mort, de la mort violente et de son affreuse célébration. La conjonction de l’hyper-réel et du simulacre provoque une intensification paradoxale de l’expérience en tant qu’elle est soit intellectuellement absurde, dérisoire, soit affectivement insoutenable, tragique. De sorte que l’art se trouve placé sous la loi objective de devoir pratiquer l’investigation obligatoire d’un réel sans masque, insensé, réduit à la crudité de sa cruauté et presque ininterrogeable comme tel. Un tel réel efface toute hiérarchisation, toute différence entre la chose et sa représentation, donc entre la chose et son réel et, ce faisant, annule du même coup le principe d’humanité selon lequel l’image est le signe, le symbole d’une chose non visible.

L’art doit alors s’efforcer de récupérer, de reconstruire les signes, les images, comme les traces éventuelles d’une humanisation différenciée de leur sens qui jadis aurait été en deçà de leur hyper visibilité, de leur hyper-réalité. Egalement en deçà et à l’encontre de la violence perpétrée des actes. Le réel étant profusion d’images matérielles, ne pouvant de ce fait faire image, ni se distinguer des images, il faut alors travailler à partir d’images d’images, pour lui restituer une valeur d’image et de réel peut-être aussi distinct des images. Car, dans un univers essentiellement traumatique, fait d’un hyper-réel des images adossé à la violence politique, comment présenter pour représenter, sans vouloir pour autant restaurer la croyance défaite en la représentation ? Comment quitter la fascination pour l’hyper-présentation, tendanciellement complaisante, voire complice, que véhiculent les images à travers le couple réel/simulacre qui destitue toute image d’une valeur de représentation, sans pour autant retourner à l’illusion de croire pouvoir représenter, même pour s’oposer, en une belle idéalité ? Car de quoi sommes-nous exactement esthétiquement les témoins à l’orée du 21e siècle, avertis désormais de la vérité inhumaine de notre réel, saturés par les images d’une histoire politique criminelle, mais éloignés de toute collusion entre sa forme-image matérielle, atroce ou absurde, et notre exigence politique maintenue d’humanisation ?

Face à de telles questions, l’art contemporain, depuis 1960, a tenté de trouver des réponses, au moins par des moyens formels. Un ensemble de procédés de détournement, de noircissage, d’effacement, de capture par reproduction, de transposition, de floutage, de reconstruction-déconstruction, d’agrandissement et de surexposition, de démultiplication, sont apparus, utilisant les images du média comme la matière première de l’œuvre et de sa réalisation. En 1963, l’allemand W. Vostel, membre de Fluxus et inventeur de l’art-vidéo avec N. J. Paik, filme en 16 mm un téléviseur déréglé dans la perspective d’un « Dé-collage », d’un détournement du média. En 1970, l’anglais R. Hamilton, après avoir filmé son écran, en tire une sérigraphie représentant le corps d’un étudiant atteint par les tirs de gardes nationaux. En 1972-74, le catalan J. Rabascal, utilisant le report photographique sur toile, prélève des coupures de journaux dont il souhaite ainsi « magnifier la bêtise ». En 1990, l’allemand T. Ruff prélève dans la presse des photos qu’il agrandit et expose sans légende. En 1991, l’américain D. Boshier peint sommairement l’image du tabassage par la police d’un automobiliste noir du nom de R. King à Los Angeles et qui donnera par la suite lieu à des émeutes. En 2002-2004, la française H. Majera peint une série de tableaux de format allongé, en noir et blanc, faits à partir de photographies prélevées sur Internet et représentant des scènes atroces et emblématiques de l’actualité et de l’histoire. En 2004-2006, l’américain K. Gonzales-Day enquête sur les lynchages d’hommes noirs à partir de photographies d’archives qu’il retravaille et sur lesquelles il efface les corps des suppliciés. En 2005, la française G. Gallimard recycle des images du colonialisme et du racisme en les photocopiant et les transférant sur toiles tout en y ajoutant des jeux d’inscription.

Tous ces artistes ont en commun de tenter de représenter ce qui n’a pu se représenter de l’image, du fait d’une absence de représentation factuelle et formelle de ce qu’elle aurait pu montrer. Une absence aujourd’hui recouverte par la représentation incessante par les média d’une surabondance de présentation. Cette présentation est le flux des images-choses hyper-réelles où le simulacre et le réel ne se peuvent plus distinguer, ni l’atrocité se voir détachée du monde commun et refusée.

Le 14 janvier 2008.