« Infinies résistances »6/6 Entretien avec Astrid S. KLEIN

Astrid S. Klein est une artiste qui aborde de multiples façons son travail, elle est basée à Stuttgart, en Allemagne. C’est autour d’une importante production en vidéo, avec une attention particulière à toute sonorité liée ou non à l’image, qu’Astrid S. Klein s’est fait connaître en France.
Elle a eu une exposition au centre d’art parisien Le Plateau en 2005, et depuis ce séjour à Paris, elle développe des projets au long cours, notamment sur les questions de flux d’identités, des échanges entre les cultures urbaines et de quelle manière ces cultures s’influencent mutuellement avec leur passé colonial et leur présent mondialisé.

François Taillade : J’aimerais commencer mes questions par un aspect technique qui m’a particulièrement intrigué dans ton travail d’artiste avec la vidéo, c’est le rapport au son que tu entretiens avec le film, à l’attention avec laquelle tu traites la bande sonore.

ASK : Souvent la bande sonore est le point de départ du travail, très souvent le son est conçu avant l’image. L’image peut être trouvée après dans les « rushes » tournées. Bien sûr, le processus du montage n’est pas linéaire, c’est un aller-retour entre l’image et le son, mais le son est une base rythmique et narrative importante pour développer le choix et la suite des images.

FT : Tu es en train de me dire que c’est le son qui conditionne les films que tu réalises ?

ASK : D’une certaine manière, on peut dire que je me méfie de l’image, peut-être que le verbe « méfier » est un peu trop fort, disons que je « mets en doute » l’image et c’est dur de trouver des visuels non-formatés ou non-stéréotypées. Il y a tellement d’images médiatiques qui nous environnent… Le son est un terrain beaucoup plus ouvert, d’une certaine manière, pour commencer mon travail et ma réflexion, plus lié au corps aussi.

FT : Ta manière de filmer, surtout dans tes derniers films, je pense à « Rue Gutenberg » mais aussi à l’installation « Violente Question », déplace l’image. Les plans peuvent paraître en décalage, par rapport à un cadrage classique, par moment tu crées des compositions abstraites comme « des mouvements d’ombres sur le sol » ou « des lignes qui se détachent d’un fond bleu »,  » des cordes à linges » et  » des antennes hertziennes sous le ciel « , voire des écrans blancs ou noirs qui prennent leur place et du temps. Est-ce que ces détournements, ces recherches abstraites sont dus aussi à cette méfiance que tu as de l’image ?

ASK : Oui, surtout à l’image illustratrice. L’image qui affirme une réalité existante par une unité de l’image et du son ne m’intéresse pas.
Par ce détournement expérimental de l’image dans « Rue Gutenberg », l’effet recherché est de reconcentrer l’intérêt sur la bande sonore et sur un espace entre image et son. Car l’image n’est pas tellement spectaculaire ou disons dynamique, je cherche à rendre compte de l’univers sonore du film, dans sa sonorité en tant que telle. Dans ce film la voix de Soro Solo est le caractère principal et la culture orale un des thèmes.

À un moment la narration sonore t’emporte, et tu te retrouves face à des formes, des images abstraites qui peuvent être lues comme un geste de refus d’illustrer la mémoire de l’autre. Puisque l’image fixe d’un fond blanc ou noir, une « non image », une pause comme dans le cinéma muet, si tu n’y es pas habitué, va te déranger.
Ta conscience, ta perception du film se modifie, tu es obligé de le regarder
autrement que si tu regardes un documentaire à la télévision.

FT : Peux-tu me dire comment est né le projet du film « Rue Gutenberg », et quelles suites tu comptes lui donner, ou peut être lui as tu déjà données…

ASK : Il faut le voir dans l’ensemble d’un vaste processus de recherche, j’ai commencé en 2005 une nouvelle étape dans mon travail général.
J’étais en résidence à la Cité internationale des arts à Paris, et pendant cette période, j’ai été invité à Congo-Kinshasa par des amis artistes pour réaliser des workshops. C’était un travail avec des enfants de la rue et des enfants démobilisés à l’Espace Masolo, un centre culturel local, dans un quartier populaire de Kinshasa. Ce séjour à Kinshasa m’a profondément impressionné. Cette invitation était probablement la seule possibilité adéquate d’aller à Congo Kinshasa comme “mundele”, femme blanche,
en plus Allemande.

De retour à Paris, j’ai arrêté mon travail initial et j’ai commencé « Briller et s’envoler » un projet inspiré par mes expériences à Kinshasa. J’ai cherché des personnalités, comme l’écrivain Achille Ngoye, le journaliste Soulimane Coulibaly dit Soro Solo,
le conteur Binda Ngazolo, qui pouvaient me transmettre des informations sur la vie des diasporas africaines, sur la musique, les codes, les styles et mouvements,
comme la SAPE congolaise « La Société des Ambianceurs et Personnes élégantes » et le Coupé Décalé de la diaspora ivoirienne.
« Briller et s’envoler » recherche des processus de réinvention de soi-même dans le contexte urbain et surtout « métropolique ». La métropole au sens coloniale – ville mère des colonies. Ce projet artistique commencé à Kinshasa et Paris, m’inclut bien sûr. Ce n’est pas le regard sur des communautés que je ne connaissais pas, c’est un essai de changerles perspectives, d’apprendre une autre histoire.

C’est à partir de moi-même, de mon expérience dans une culture urbaine, dans l’espace d’une autre langue et de mes propres essais de me construire dans un présent mondialisé.
De retour à Stuttgart en 2006, j’ai continué ma recherche avec des artistes invités de Kinshasa et de Paris, pour un projet interdisciplinaire au Künstlerhaus sur l’art et la mode appelé « Les histoires communes ».
En collaboration avec Elke aus dem Moore, directrice artistique à cette époque du Künstlerhaus Stuttgart, j’ai initié un symposium qui a thématisé des styles urbains et musicaux, qui oscillent entre Kinshasa, Abidjan, Bruxelles et Paris.

Ensuite, à l’occasion d’une résidence de production artistique en 2006 à Art3 dans la ville de Valence, j’ai proposé un projet filmique « Rue Gutenberg » à Soro Solo pour approfondir notre dialogue commencé.
« Vieux père » Solo, fameux journaliste et producteur de radio en Côte d’Ivoire, est bien connu pour son émission de radio « Afrique enchantée » avec Vladimir Cagnolari sur France Inter.
A Valence, j’ai préparé le tournage avec une petite équipe, j’ai choisi une situation architecturale sur une terrasse, un toit en plein air d’un bâtiment des années 1940,
qui ressemble à une place de village, au-dessus d’une ville. On a passé trois jours en filmant un dialogue improvisé où j’ai posé des questions à Soro Solo, concernant ses expériences personnelles, son savoir des cultures et des musiques africaines.
Ce projet filmique, basée sur cette conversation, est une sorte de portrait en dialogue. À partir des aspects de la riche biographie de Solo, qui pourrait illustrer le sentiment de rupture intérieure vécue par toute une génération, il raconte sa propre histoire.

« Rue Gutenberg » fait partie d’un corpus de recherche, qui se compose de différents médias : films, textes, entretiens, performances, installations – auxquels j’ai récemment donné une suite avec « We bow in empty LIBERTÉ » qui est un travail sur la place de l’imaginaire dans la société contemporaine en rapport avec des changements économiques.
Là, le lien avec mes précédents travaux, avec mon intérêt pour l’archive cinématique comme imaginaire commun, devient peut-être plus visible. Ce travail récent est basé sur des interventions dans des cinémas transformés à Dakar (Liberté, Al Akbar, El Mansour) et aussi sur un entretien avec le musicien et producteur Sénégalais Didier Awadi.
Cet ensemble était réalisé dans le cadre d’un workshop international « Prêt à partager » à Dakar organisé par l’IfA (1) qui a donné lieu par la suite à une exposition de groupe itinérante dans différents pays africains (2) jusqu’en 2011.

FT : Ce corpus de travail émerge après ton installation vidéo « Individuality is a monster ». Ces nouveaux projets que tu développes, mettent en œuvre plusieurs personnes, ils convoquent et requièrent la participation d’un journaliste comme
Soro Solo, de performeurs, de musiciens…
Tu expérimentes le dialogue, la recherche de l’autre. Quelle est la cause de ces changements d’angle dans ton travail ?

ASK : Je suis devenu probablement moins timide, et le partage, le travail en dialogue m’intéresse aujourd’hui plus encore.
Je peux avoir des phases très solitaires, comme avec celle d’écriture de textes ou les moments des montages de films, mais c’est inspiré et enrichi par les histoires, les narrations de ces « autres » personnes.
Il ne faut pas oublier que ce sont des rencontres choisies dans le cadre de recherches artistiques que je conçois aussi comme des moments de passages, ou un savoir passe hors d’un cadre académique, surtout occidental, un savoir qui peut se transformer dans un processus de dialogue.
En tant qu’artiste, ça m’intéresse de trouver des formes et des formats mouvants, poétiques où des informations passent simultanément.
FT : Je te soumets à la question fatidique, posée à chacune des artistes du cycle « Infinies résistances » : Est-ce que tu te considères comme une artiste résistante ?

ASK : Spontanément j’aimerais bien dire oui, mais en ce qui concerne le terme « résistance » ou « résistante » je vois un petit problème, il faut bien préciser contre qui ou quoi nous résistons.
C’est une des possibilités de l’art d’essayer de parler dans une complexité critique, poétique, de parler avec subtilité de ce qui nous entoure. Chercher à transcrire et déconstruire des standards ou, ce que l’on croit acquis.
Résister aujourd’hui ce pourrait être travailler avec conscience d’une complexité et avec le respect de l’autre. Cette manière de procéder, en ne cherchant pas à simplifier et à fixer, mais à prendre le temps et à ouvrir un espace pour l’imagination et l’expérience – ce pourrait être aussi une pratique résistante.