Irène Jonas. De l’observatoire à une esthétique transitoire

Irène Jonas pose littéralement un double regard de photographe et de sociologue sur le monde. Pendant des décennies elle a étudié les autres, les a observés, écoutés, enregistrés, décrits, définis, …, décortiqués en quelque sorte. Au fur et à mesure, l’approche sociologique n’a plus suffit et la captation photographique lui a permis de nourrir l’analyse sociale. Elle en a fait sa démarche à part entière : celle de la « sociologie visuelle », rejoignant d’autres chercheurs dans cette méthode. Par la suite, elle s’est libérée de ce cadre, transgressant ces limites au profit d’une approche transitoire ; subjective d’abord, puis artistiquement assumée, élaborant sa propre écriture photographique qui lui a permis de développer un corpus visuel nourri d’expériences.

De prime abord ce furent des notes visuelles, à même titre que des enregistrements ou collectes d’objets, à l’instar de tout ethnologue ou sociologue. Avec le temps la part d’esthétique a pris le pas sur le documentaire. Ce qui n’était qu’un cliché d’observation s’est rapidement transformé en une image photographique puis en composition. Et même s’il n’y a pas de mise en scène orchestrée, la part dite narrative ou subjective s’impose par le cadrage, le grain accentué des noirs et la luminosité des blancs, puis plus tard, par la peinture qu’elle applique sur des photographies initialement en noir et blanc.
D’aucun pourrait considérer celles-ci banales de prime abord. Seule Irène Jonas parvient à saisir leur pouvoir de sidération lorsqu’elle les sélectionne et les transfigure par la couleur. Ce monde que l’artiste donne à voir n’est plus alors ni tout à fait réel, ni non plus, repérable dans le temps. La réappropriation esthétique qu’elle opère, confère une aura particulière à chaque image. La dualité entre scène photographique et évasion picturale plonge l’esprit dans une nostalgie mémorielle ou dans un onirisme de l’ordre de l’intime, du littéraire ou de l’histoire, suivant le ressort du réel et l’imaginaire de l’auteure et celui du spectateur.

L’aspiration, la teinte de cette écriture se matérialisent différemment selon les séries, conçues comme autant de récits. Différentes approches se mêlent : documentaire teinté de subjectivité, quand elle se construit en regard d’un univers de travail comme lors de la longue observance des marins pêcheurs et de leurs luttes quotidiennes (2012 à 2016) ; autobiographique quand les images expriment des visions intérieures telles que les peurs enfantines ou les écorchures féminines ; mémorielle quand elle fabrique du souvenir à partir d’un réel transfiguré par la chimère de l’histoire familiale (Voyage de Russie).
Indéniablement la volonté expressive est montée en puissance. Les prises de vue s’écartent des normes classiques de captation : le mouvement, les volumes et les plans s’affirment, le désir de composition intensifie les cadrages resserrés et le marquage des différents plans ; également, l’accent narratif est souligné par un avant plan prédominant parfois dans un coin de l’image ou par une contreplongée sur le vif. L’horizon, le paysage disparaissent presque tandis que l’humain se rapproche, prend corps dans l’espace de l’image.

Le littéraire et le pittoresque prennent de leur envol. Jusqu’où iront-ils ?
Le photographique va-t-il être enrichi par une approche littéraire et discursive ? Dans la démarche d’Irène Jonas les mots et les images sont restés longtemps séparés dans leur statut et dans leur diffusion comme si ces matériaux de la pensée devaient être dissociés pour être valides. Aujourd’hui ils se rejoignent tant dans le processus de travail que dans leur diffusion comme pour Mémoires de Campagne en 2021. Le socle de départ est un essai réalisé à partir d’entretiens auprès des habitants rencontrés lors de la résidence dans le Perche d’Irène Jonas, au Champ des Impossibles . Ce travail a été doublé par une série photographique au pittoresque assumé associant atmosphères d’antan, croyances d’autrefois, extraits de quotidiens éternels du monde paysan et de ses conflits modernes, comme si la chercheuse et l’artiste s’accordaient enfin le droit de mettre en regard approche sociologique et photographique dans un même corpus créatif. Au-delà de l’exposition qui aurait pu être associée à un montage sonore, le résultat se dévoile en photographie et en texte associés dans un ouvrage édité aux Editions Filigranes. La subtilité des scènes vient donner de la justesse aux mots et corps au monde secret de ces hommes et des femmes dont peu franchissent la porte. La créatrice est parvenue à l’entrouvrir délicatement comme par enchantement.

Mieux encore Irène Jonas semble s’échappe définitivement du carcan de l’étude pour se rapprocher du récit lors de sa carte blanche à la Maison de Rosa Bonheur l’écriture prend le dessus sur l’étude et vient parachever l’œuvre photographique. L’artiste s’est muée en écrivaine pour imaginer une correspondance entre deux femmes auteures, Rosa bonheur et elle, à un siècle de distance pour démontrer de l’évolution des moeurs et de la cause féminine. C’est avec délectation qu’Irène Jonas se moule dans la peau d’une écrivaine féministe pour mieux faire revivre les causes défendues par cette grande Dame qui restent si éminentes.

Du coup quand l’artiste retourne à ses scènes de bords de mers qu’elle capte depuis des décennies au bout de son Finistère adoré, d’autres images apparaissent. Ce sont plus des scènes de plage telles celles shootées à l’instar d’un Depardon estival, encore moins celles bucoliques d’un Lartigue ou d’un Doisneau que de puissants jaillissements d’écume desquels personnages oniriques, nymphes et autres héros aquatiques émergent cristallins. L’imaginaire galope, trottine non loin de Poséidon. Le son des vagues, le rire des enfants se mutent en chant des sirènes ensorceleuses et les poèmes d’Homère surgissent du fond de l’océan. Mais l’année n’est qu’à mi-temps, les couleurs de l’automne, les noirs de fumées et les brouillards de l’hiver vont bientôt apporter de nouvelles moissons d’images à travers lesquelles Irène Jonas créera des œuvres porteuses de légendes.