Dans le mouvement incisif des traits, adviennent des formes furtives. L’œuvre peint ou dessiné de Jean-Baptiste Crabbe est sans cesse en déséquilibre. Métamorphose, devenir, évolution, image-mouvement : autant de termes qui essaient d’approcher ce que l’on voit. Mais que voit-on ? Malgré le sentiment d’unité et la singularité évidente de l’œuvre de Jean-Baptise Crabbe, il n’est pas aisé de l’embrasser. Sans doute est-ce aussi là, la limite de la critique, à savoir de trouver les mots justes et de déceler les mécanismes à l’œuvre lorsque l’on est d’emblée touchée par ce que l’on découvre.
« Le Symbole provoque à la liberté, il ne traduit pas et ne transmet pas, une pensée déterminée, mais une idée inépuisable. Un symbole est une révélation sensible de l’esprit en liberté », Claude Louis Estève
Si l’on part du mouvement, on pourrait sans doute dire que l’œuvre de Crabbe est de cette instabilité qui confine à la contradiction, tout change et pourtant la transformation reste lisible, il y a du drame et de la joie, les corps sont mobiles et pourtant robustes et ancrés, on pense à l’Expressionnisme comme à la rigueur de la Renaissance. Eugenio d’Ors définit le baroque comme étant paradoxal par essence.
Partons alors de ces visages changeants, comme un fil que l’on pourrait tirer dans ce labyrinthe chatoyant. Souvent la face est le siège de la dynamique. Un visage se donne d’abord à voir, puis un autre simultanément dans le même espace. Dessins ou peintures, souvent les visages à l’œuvre se dédoublent, se dérobent, se transforment, passant d’une expression à une autre, de l’étonnement de Pandore ouvrant la boîte, au désir de fuir sa découverte, jusqu’à l’effroi, langue pendante de dégoût.
Le visage est alors ce qui, au milieu des nombreux symboles, entre crânes et damiers, porte la dimension narrative de l’œuvre, comme un récit figé en une seule image, une kyrielle de sentiments rassemblés en quelques tracés, celui du nez, des yeux, des lèvres. Il arrive également que la face devienne crâne dans un accès de noirceur. Le glissement permanent des formes, d’abords dans les visages, puis dans les corps, est aussi celui des figures.
Souvent le récit du tableau est au croisement de deux histoires ou plutôt de deux mythes, mêlant les récits gréco-romains au panthéon biblique. On retrouve dans ce croisement les attraits de la Renaissance. De même, c’est le dessin qui structure la peinture et qui est venu en premier dans l’œuvre, Jean-Baptiste Crabbe ayant appréhendé progressivement la couleur au cours de ces dernières années.
Ces références multiples créent des rencontres fécondes, invitant à revoir la légende et les enjeux qu’elle porte, on pense à Gérard Garouste, à sa manière de revisiter récemment le mythe d’Actéon, ou encore à Jean-Michel Alberola signant « Actéon fecit » sur certaines de ses toiles. Jean-Baptiste Crabbe a choisi l’autre côté de cette affaire-là, rapprochant dans l’une de ses toiles, la Vierge Marie et Léda, se tenant ainsi au plus près de ces figures féminines fécondées par l’invisible, prises sans consentement. Il y a aussi Diane, Eve, Pandore, Salomé, autant de versions du féminin hanté par la violence.
L’atmosphère des toiles est dramatique, les postures sont théâtrales. Le damier est un motif récurrent, signe potentiel d’un combat intérieur, où rappel possible de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca, puisque toutes ces formes en mouvements, ces corps en métamorphose rappellent aussi que le point de vue est l’un des enjeux majeurs du dessin comme de la peinture. Il semble que Jean-Baptiste Crabbe, comme d’autres de ses contemporains, ait choisi de ne pas s’attacher à l’actualité de l’art, à la tendance, son œuvre n’est pas pop, au-delà du temps qui s’écoule et de la pratique qui se poursuit, les symboles demeurent, la fidélité à l’esprit de la Renaissance perdure.
Bien sûr, l’œuvre est agitée, elle n’est apollinienne qu’en surface, dans l’assurance du trait, dans la rondeur pommelée des poitrines, dans la douceur régulière des visages et la robustesse des bras. Il y a, d’emblée, ou plutôt au contraire, par en dessous, des tensions qui sous-tendent les actions et les corps, quelque chose de cauchemardesque, qui n’a rien avoir avec l’atmosphère « lynchéenne » développée par beaucoup de jeunes peintres figuratifs de la scène parisienne actuelle, mais qui se rapprocherait davantage de l’ambiguïté suspendue de la Mariée mise à nu de Marx Ernst, du grotesque des masques de James Ensor, ou encore de l’ardeur érotique et mortifère des dernières œuvres de Bernard Dufour.
On crie, on pleure, on danse, on est en joie, on se lamente, on désire, on accuse le destin et la violence du seul fait de l’existence. Dans le glissement des formes entre les couches minces ou épaisses de couleurs, c’est peut-être aussi le passage du temps qui se tient là, la beauté d’Eve, la lamentation de ses multiples faces, c’est aussi sans doute un mouvement de va-et-vient entre réel et imaginaire, présence d’un corps et projection vers un ailleurs, un autre corps, un autre affect, une possibilité que l’on entrevoit comme un devenir possible. La superposition comme une arrière-pensée, comme la dislocation ou l’éphémère de la conscience, « je est un autre », la pensée est un flux…