Que découvre-t-on en visitant une exposition de Jean-François Dubreuil ? Un nombre conséquent de toiles de formats différents peintes, avec de multiples couleurs disposées dans des formes basées sur de lignes perpendiculaires. Les couleurs sont souvent vives, saturées, pourtant les teintes plus claires parfois grises et même blanches sont aussi présentes ici ou là. En s’approchant on s’aperçoit que toutes ces surfaces ont été peintes à la main. Il n’y a pas d’emploi de procédé mécanique comme la sérigraphie bien que, dans certaines toiles alignées, on remarque la présence de formes parentes et de couleurs presque identiques. La mise en place d’un travail par séries semble évident.
Ces cinq toiles se ressemblent et pourtant les différences sont aussi nombreuses. Il y a bien répétition, succession et variation. Si le gris barre toujours le haut de la peinture de droite à gauche et qu’une étendue rose de belle taille est placée juste en dessous, les surfaces et les couleurs disposées dans les trois quart inférieurs de chacune des toiles varient de dimension, de teinte et d’effet spatial. Autant le haut de ces toiles semble parent, autant l’organisation et la variété des couleurs de la partie basse nous demandent de prolonger notre attention, de nous laisser aller au jeu des différences et ce pour notre plus grand plaisir. Il me paraît essentiel de signaler que, en suivant les murs de L’Espace de l’Art Concret de Mouans-Sarthoux (06) sur lesquels sont accrochées les œuvres de Jean-François Dubreuil , le visiteur est, de prime abord, doublement satisfait par la richesse des assemblages de couleurs et la variété des découpes de formes. Le format et la découpe des châssis eux-mêmes varient ; tel ensemble est composé de trois toiles de même hauteur (168 cm) mais de largeurs différentes. Tel autre châssis intrigue : alors que toutes les autre toiles sont parfaitement quadrangulaires, ici il semble manquer un rectangle en bas à droite.
Le visiteur qui découvre le travail plastique de cet artiste pour la première fois lors de cette exposition se trouve à la fois satisfait par les belles harmonies de couleurs et la grande variété des formes qu’il découvre mais il est aussi intrigué par certaines dispositions et découpages. Il peut penser obtenir quelques réponses en se dirigeant vers les cartouches afin de découvrir les titres des œuvres. À côté d’une création que nous avons évoquée précédemment : QTZ1- SUD OUEST N° 19248 du 30/08/2006, acrylique sur toile, 2 fois 168 x 43,5 cm et 68 x 29 cm ou plus loin à coté de 3 toiles parentes : QXT3/1/2/3 – INTERNATIONNAL HERALD TRIBUNE DU 27/09/2010, acrylique sur toile 84 x 54 cm, ou encore pour cette série de 5 : QWJ5/1-THE NEW YORK TIMES N° 54546 du 05/01/2009, QWJ5/1-THE NEW YORK TIMES N° 54546 du 05/01/2009, QWJ5/2-THE NEW YORK TIMES N° 54546 du 06/01/2009, QWJ5/3-THE NEW YORK TIMES N° 54548 du 07/01/2009, QWJ5/4-THE NEW YORK TIMES N° 54549 du 08/01/2009, QWJ5/5-THE NEW YORK TIMES N° 54550 du 09/01/2009, acrylique sur toile 112 x 61 cm .
Voilà un début d’explications. L’artiste a choisi de partir de la presse d’information en privilégiant souvent les unes. Si les échelles de reproductions peuvent, suivant le cas, être maintenue à 1/1, augmentées ou réduites, les proportions hauteur /largeur sont toujours maintenues. Les visiteurs qui rencontreraient pour la première fois le travail de cet artiste ont besoin d’avoir quelques explicitations sur la démarche de celui-ci depuis 35 ans. Depuis le milieu de années 70, Jean-François Dubreuil prend comme point de départ les journaux quotidiens. Il a dès le début établi un protocole visuel pour la transcription picturale des informations apportées par ceux-ci. Il retranscrit fidèlement les pavés de textes et respecte la règle qu’il s’est fixée pour leur mise en couleur : tous les titres de journaux sont gris moyen, le noir est réservé aux photos, le rouge indique l’importance et l’emplacement de ce qui échappe à la rédaction du journal à commencer par les publicités mais aussi les petites annonces. Au delà de ces auto prescriptions immuables quelques souplesses se sont glissées au fil des années. Lorsque des espaces de la une font l’objet de renvoi à des espaces rédactionnels dans les pages suivantes du journal, une couleur semblable est choisie pour signifier le renvoi. Lorsqu’il y en a plusieurs, l’ordre d’arrivée des teintes est tirée au sort. Le gris clair ou le blanc occupent les surfaces qui n’ont pas été signifiées par d’autres couleurs.
Alors qu’au départ de l’explication les règles fixées par Jean-François Dubreuil semblaient strictes, on se rend compte que ses protocoles restent souples ; ils sont là pour contrer le primat du subjectif sans pour autant tomber dans l’application mécanique. Ces choix préalables n’excluent pas complètement certaines orientations esthétiques personnelles : ces deux étendues seront roses, oui mais quel rose. Le hasard intervenant aussi il n’y a plus de grille de lecture juste de l’ensemble selon un code strict. On assiste dès lors à un glissement du déchiffrage d’un réel (le journal) vers et au profit de la création d’une fiction (la peinture). L’artifice opératoire initial permet de renouveler à l’infini les entrées dans l’expérience picturale sans avoir à questionner chaque fois les éléments plastiques fondamentaux : formes et couleurs.
Pourquoi ces choix de départ, le journal et un certain code couleur ? Pour surprendre ; pour surprendre les regardeurs qui, un temps durant, s’interrogent sur certaines similitudes entre plusieurs tableaux manifestement rapprochés par l’accrochage, mais aussi et surtout, pour surprendre le créateur lui-même lors de la genèse de l’œuvre. Souvent il se trouve ébahi par les conséquences de ses absences de choix : là le rouge constitue une surface majoritaire aux contours découpés, ailleurs les cinq rectangles, rouges aussi, se trouvent éparpillés en semis sur une étendue blanche. Si le sort décide d’indiquer tel article par un vert et tel autre par un bleu, un autre élément important n’est pas déterminé : le voisinage. Les juxtapositions de couleurs modifient notre perception de celles-ci. La teinte, mais aussi la forme et la position de tel rectangle donnera l’impression qu’il vient légèrement en avant dans l’espace fictionnel, nécessairement réduit, du tableau. Créer ici comme dans d’autres pratiques artistiques, c’est reconnaître combien le procédé choisi excède tout ce que l’artiste lui-même pouvait en attendre.
Le code couleur, censé restituer la puissance des choix successifs du maquettiste et de l’artiste, vient brouiller les informations. Bien qu’il parte de la presse d’information Jean-François Dubreuil refuse d’informer. Il s’agit pour lui de former sans informer. L’importance de ce travail créatif est de nous donner à voir l’autre image de la presse. Les couleurs viennent combattre la prétention des mots et des images à dire la vérité du monde. L’univocité supposée des mots, des photographies et des publicités est supplanté par le domaine où s’exerce au maximum la subjectivité de l’artiste et des regardeurs : la couleur. Que reste-t’il des multiples informations ? simplement un scintillement de couleurs, mais pour un plaisir toujours renouvelé .
Les liens avec l’actualité, les événements quotidiens ou ceux que l’on s’évertue à nommer le jour même historiques, tout s’égalise ou presque. Par le traitement de l’artiste, comme avec le temps, tout est classé, banalisé, tout devient lieu commun. En détournant le célèbre slogan d’un hebdomadaire français on pourrait dire qu’ici l’important réside uniquement dans « le poids des formes et le choc des couleurs. »
Ce lieu plastique qui privilégie le lisible, sans ignorer l’utilité du visible, devient le domaine de l’illisible. Si on ne peut plus lire le journal, il reste à regarder ses pages pour leurs inventives abstractions compositionnelles.
Le terme journal désigne depuis longtemps le livre d’enregistrement des actes. Au quatorzième siècle il commence à désigner « une relation quotidienne des actes du jour » puis il est utilisé pour signaler une « publication périodique relatant les événements saillants dans certains domaines » or, dans les diverses manières qu’a Jean-François Dubreuil de s’emparer des journaux, la dimension locale et circonstancielle disparaît au profit du globale et du permanent. La création de ces « abstracts » de quotidiens marque une volonté d’universaliser. L’artiste plasticien le fait en ramenant les choses dans son domaine. C’est à dessein qu’il remplace la domination du texte et de l’image d’information par la prégnance de la couleur, lieu à haute teneur symbolique, qui échappe à toute tentative de verbalisation.
Malgré les informations qu’il nous livre lui-même dans une vidéo proposée à l’entrée de l’exposition, malgré les textes explicatifs et commentaires de critiques qui accompagnent ses expositions, l’essentiel reste à notre sens dans ce plaisir de la contemplation et de l’expérience personnelle que l’on fait face aux œuvres avant et au delà de ce que l’on apprend. On pourrait craindre que les explications occultent le plaisir esthétique, il n’en est rien, au contraire elles le relancent. Une fois informé sur le protocole créatif, une fois habitué à quelques décodages par les unes des quotidiens, le spectateur fait une nouvelle expérience du regard dans les décryptages des pages successives des journaux réunis sur une seule toile. Il faut commencer par repérer la dimension du module de base, cela est plus aisé avec la une toujours située en haut à gauche, puis on essaye de suivre la répétition des pages successives de gauche à droite et de haut en bas. Pour notre plus grand bonheur on s’y perd ; on se retrouve ensuite pour mieux s’étonner de ce petit carré gris au milieu d’une page rose.
Si certains ont cherché à produire des abstractions à partir de la nature, Jean-François Dubreuil lui part d’un objet plan commun pour en inventer un double séduisant. En parfait iconoclaste il refuse de se contenter de redonner l’image habituelle de la presse. Il faut oublier le travail, des journalistes, des photographes et des rédacteurs pour devenir attentif au non moins important métier des maquettistes qui réalisent mise en page des quotidiens. Pourtant là aussi le code de transposition couleur, censé restituer la puissance des choix, parvient à brouiller et distraire les informations initiales. L’artiste en évitant toute re-présentation pousse le spectateur vers l’expérience de l’au delà insaisissable de la peinture et du tableau conçu, une fois encore et selon la formule de Maurice Denis comme une « surface plane recouverte de couleurs dans un certain ordre assemblées ».
1) L’exposition s’intitule « face à face » ; elle propose de faire dialoguer, sur des murs opposés, les créations noires d’Emmanuel avec les peintures colorées de Jean-François Dubreuil.
2) Chacun des titres est suivi, comme il se doit, du nom de la galerie parisienne qui présente depuis de nombreuses années le travail de cet artiste : « collection Galerie Lahumière ».