Jochen Gerz / Des questions publiques

Jochen Gerz a été un des pionniers européens du narrative art, il s’est fait connaître par le passage du document fictif au monument et à l’anti-monument. Il s’est ensuite consacré à la recherche de formes plastiques pour une parole démocratique. Dans cet entretien réalisé pour area revue)s( sur « art,artistes,état »il envisage ainsi la continuité de son évolution artistique. Pour lacritique.org nous y ajoutons des questions sur sa création avec internet.

JG : Le premier travail avec le public était probablement celui mené à l’usine Hoffmann La Roche pour la Kunsthalle de Bâle en 1967. Je demandais aux ouvriers ce qu’était l’art pour eux et j’ai exposé leurs réponses dans cette institution. Il y avait déjà là un double statut, une partie publique « non artistique » et un renvoi vers l’institution, une parole à voir et entendre aussi en dehors du milieu de l’art.

L’art de ma génération était le terrain d’une diaspora, que les artistes viennent de l’écriture comme moi ou qu’ils soient des recyclés de la peinture. Il y avait des autodidactes qui y trouvaient un terrain d’accueil pour s’introduire, pas nécessairementde façon subversive d’ailleurs, dans le champ de l’art ; à partir des années 60 de tels comportements, de telles attitudes étaient accueillis dans l’institution.

Les pratiques photo textes que vous évoquez en tant que narrative art fonctionnaient entre écrit et art plastique. Il faut se souvenir que si aujourd’hui l’écriture et le visuel sortent du même logiciel, à l’époque ils étaient beaucoup plus distants l’un de l’autre, ce qui, en quelque sorte, favorisait des dialogues. Il s’agissait de faire parler entre elles des identités pas forcément faites pour s’entendre. Dans ce pas de deux qu’est le photo texte il y avait donc continuité dans la recherche de l’autre. Mais l’espace public, la rue comme on disait alors, était pour moi le premier lieu d’exposition.

CG : Vous avez été amené parfois comme à Sarrebruck pour le monument contre le racisme ou le monument invisible comme on l’appelle plus souvent, à mener des négociations avec des responsables de la cité, mais avez vous sollicité des autorités politiques ou étatiques pour lancer vos projets ?

JG : La première invitation pour faire un travail public, le Monument contre le fascisme, venait en 1982 de l’office culturel de la ville de Hambourg. Elle ne venait pas du privé. Après on a dit que c’était un anti-monument. Il y a des thèmes qui semblent être du domaine des institutions, et d’autres du domaine du privé. Ce qui est plus surprenant, ce sont les commandes institutionnelles qui sont les plus risquées. En parlant de la situation française on peut dire que l’absence du privé a comme conséquence que les institutions se « privatisent ». Elles ont un goût pour le privé, l’intime, le léger. elles esquivent la res publica et n’osent pas thématiser dans l’art ce qui pourrait fâcher.

Oui, j’ai une fois sollicité une commande pour Oradour-sur-Glâne. C’était un échec dont je ne rejette pas la faute sur la ville mais bien sur cette situation.

CG : Comment envisagez vous les difficultés de cette situation française ?

JG : Si je traduis état par société civile, et nation par le pluriel de l’individu, l’addition et le concert de toutes les sensibilités, je suis positif par rapport à l’Etat démocratique. Je pense qu’il est bon de recevoir des commandes des gens qui vous entourent et qui sont vos contemporains. Je ne voudrais pas recevoir de commande du Saint esprit. Ca me touche beaucoup de recevoir ces demandes de mes contemporains, comme la preuve que je peux les comprendre et qu’ils m’entendent, ce qui est l’essentiel de tout travail.

Si je pense par contre que la société civile n’est pas l’Etat, et que la nation représente autre chose que l’expression et la recherche de la contribution de chacun au monde contemporain, je suis contre les états et les nations. Je trouve que ce sont des anecdotes sanglantes qu’il faut dépasser, et je me tourne vers des choses moins établies, ressassées, datées que l’état.

Je m’identifierai plus facilement avec des structures nouvelles, des pays en devenir comme l’Europe, et j’y verrais de merveilleuses machines de recyclage pour se débarrasser de ces histoires de haine et de vanité. J’y vois l’occasion de fonder un nouveau pays qui n’a jamais fait de guerre, qui n’a pas fait souffrir et qui n’a pas encore eu le temps de se prendre pour le nombril du monde.

De quel côté se trouve la France ? Évidemment comme artiste, je dépends presque par définition des autorités et des institutions, mais autant que je puisse me souvenir j’ai travaillé pour mon indépendance d’esprit et mon indépendance économique. Il est peut-être compréhensible que je juge les pouvoirs autour de moi par leur capacité à douter d’eux-mêmes.

Dans ce sens-là, je suis à la recherche de partenaires. Je ne cherche pas des génies, et je ne veux pas non plus être un génie. Je cherche donc bien des égaux avec qui je peux faire un travail lent et modeste. Cela n’exclut pas une certaine exigence parce que l’histoire de l’art est la meilleure raison que l’on puisse avoir à n’importe quelle époque pour bouger, inventer et ne pas rester dans la mondanité.

CG : En regardant vos commandes récentes on s’aperçoit qu’elles ont été effectuées en Angleterre, en Allemagne, en Irlande, en Italie. Concernent-elles une nouvelle histoire européenne ?

JG : Le nom Monument contre le fascisme fait partie d’une commande publique étonnante. Cette commande n’aurait pas pu se faire beaucoup plus tôt ou ailleurs qu’en Allemagne, elle dépend de ce que l’on appelle l’Histoire. Si l’on transpose cela, l’histoire, dans un autre pays, il y aurait sans doute un sujet différent et néanmoins « la même chose », c’est-à-dire un passé problématique qui ne fait pas l’unanimité. L’histoire peut gagner en visibilité grâce à un travail artistique. Mais la volonté de faire face aux conséquences de cette publication en tant que rendu freudien ne peut qu’être le fait des gens. L’art n’y peut rien.

L’enfoui devient un sujet public. Ailleurs on pourrait travailler sur l’esclavage, sur les premières nations, celles des Indiens et pendant ce temps, ici, nous pourrions travailler sur la collaboration et la guerre d’Algérie par exemple. Je pense qu’il s’agit là de la matière première à toute culture. On disait, il y a des années : En France on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. Assis sur son histoire, on n’a pas beaucoup d’idées. Faire face, cela nous rendrait plus créatif. Notre civilisation est à repenser à travers la longue liste de guerres et d’occupations qui déterminent le paysage géopolitique d’aujourd’hui. On n’est pas innocent par rapport à ce qui se produit aujourd’hui en Palestine ou en Irak, situations qui sont des conséquences du passé. Donc à travers l’art se pose aussi la question du modèle de civilisation dont on hérite.

On peut se questionner sur ce que l’art peut avoir à faire avec la démocratie, les SDF, la laideur des villes, la paralysie politique, la pauvreté du débat public, et les injustices économiques… En posant ce type de question, on se pose aussi celle des moyens esthétiques ; produire de préférence pour le marché de l’art n’est pas non plus se donner les moyens. Je pensais que ce parcours pas si atypique d’étranger en France d’une génération marquée par la culpabilité qui ne rêvait plus d’être artiste, de quelqu’un qui n’a pas fréquenté d’école d’art, je pensais donc que ces croisements entre appartenances pourraient être une chance… pour faire de l’art.

Si j’ai commencé par faire, dès le début des années 70, des travaux sur la mémoire comme on le dit aujourd’hui, les commandes publiques en Allemagne, en France ou Angleterre sont arrivées dans un deuxième temps. Il s’agissait alors d’un certain type d’audit, pour employer un terme du domaine économique, sur le site ou sur le contexte historique, social mais aussi personnel devant lesquels la commande me plaçait. Je ne pourrais donc pas travailler n’importe où. Il me faut un vécu préalable. En fait, je ne réponds qu’en apparence à la commande initiale. La première tâche sur place est une négociation avec ceux qui m’invitent. J’appelle cela « inventer un commanditaire ».

Récemment les commandes deviennent de plus en plus adéquates, les responsables culturels sont de plus en plus informés, ils ne viennent pas pour améliorer leurs fontaines. Je travaille en Angleterre ou en Ireland sur ce que l’on appelle ici « la crise des banlieues ». Le fait que je vive moi-même en banlieue Parisienne m’aide là-bas.

Ces commanditaires viennent souvent après une recherche préalable sur leurs propres motifs et intérêts. Je me trouve alors en négociation avec des gens compétents et nous élaborons ensemble la commande avant que je ne rencontre le public. Ce dernier se trouve alors à son tour en face de quelqu’un qui est informé et qui ne doit pas recourir à la démagogie. À moi ensuite de gérer ce crédit accordé par des gens qui sont de véritables interlocuteurs ce qui nous permet d’aller plus loin ensemble. Il ne faut pas l’oublier, la contribution des autres m’est indispensable, sans elle rien de ce que je réalise pourrait se faire. Le temps est loin où des spectateurs étaient conviés au vernissage pour admirer des pièces toutes faites.

Pour parler encore des moyens que l’on se donne, je travaille beaucoup avec les media, la presse. Je n’attends pas d’eux le service minimum du petit article flatteur. Je leur propose un partenariat comme je le demanderais à un fournisseur pour la production des images. L’invitation au public dans le journal est la première manifestation du travail avant qu’il ne se matérialise ailleurs. La sculpture est dans le journal.

CG : Ne peut on dire finalement que vous travaillez sur de nouvelles mises en visibilité de l’idéologie ?

JG : Le mot a vécu, de le mentionner aujourd’hui est presque une prouesse. Dans les pays que je fréquente, il y a une recrudescence, un retour aux traditions et aux informations qu’on appelle cultuel et aux religions. Il est difficile de dire s’il s’agit réellement d’un retour au non rationnel, aux récits non vérifiables qui semblent de nouveau parler aux gens ou d’un simple désir de retour. Après la longue purge rationnelle avec laquelle on n’en a pas terminé, de plus en plus de gens ont une double casquette. Ils sont à la fois rationnels à beaucoup d’égards et au même moment ouverts aux ésotérismes, aux informations « parallèles ».

J’ai participé dans la Ruhr à l’exposition dans l’espace public « Croire en quoi ? ». Combien pouvait-il y avoir de communautés religieuses représentatives dans une ville de 500 000 habitants ? On a trouvé 8 groupes – catholiques, musulmans, protestants, juifs, mormons, bouddhistes et francs-maçons mais aussi athées. J’ai rencontré deux personnes de chaque groupe et leur ai demandé « Peut on décrire le sujet de votre quête ? ». Les réponses ont été gravées sur des plaques de verre.

On a rencontré ensuite les responsables des lieux de culte en leur proposant d’exposer ces témoignages anonymes dans leur lieu pour la durée de l’exposition. Ils étaient d’accord. Ils l’étaient aussi quand ils ont appris que la réponse dans leur église, temple, mosquée ou synagogue ne serait pas celle de leur propre religion. Dans une société au fait de l’art contemporain cette demande n’a donc pas posé de problème. L’exposition terminée, les mêmes responsables des cultes demandaient à pouvoir garder les plaques de verre installé chez eux.

Un grand quotidien régional avait offert 8 pages pendant 8 semaines pour publier ces témoignages. Il l’accompagnait d’un jeu pour deviner à quelle religion attribuer chaque réponse. Cela donnait une grande visibilité à L’échange des tabous. Aucun lecteur du journal n’a pourtant été capable d’identifier tous les textes. Cela semble indiquer encore que les clichés n’ont pas lieu d’être, ceux des autres et les nôtres. Le fait que le journal ait accepté aussi facilement de contribuer – ils ont même ensuite produit un tiré à part avec la solution du jeu – laisse penser que l’art reste aujourd’hui souvent et sans trop de raisons à l’abri du public.

CG : Quels autres types de commanditaires avez-vous rencontré dans vos projets ?

JG : Je veux mentionner un travail en cours qui est loin d’être acquis. Il y a des grandes chances qu’il ne se fasse jamais. Bosquet national de la mémoire est son nom. Il montre comment nous tous pouvons être commanditaire.

Des habitants d’un quartier de Dublin, Ballymun, sont venus me trouver en 2004. Ils appartenaient en partie au Sinn Féin, le parti catholique radical. Sept tours construites dans les années 60 allaient bientôt être détruites à Ballymun. Elles portaient les noms des sept signataires de la Proclamation de la République d’Ireland rendue rendu publique en 1916 lors les émeutes de Pâques. Les signataires étaient des poètes, des instituteurs, en somme des gens aussi peu capables de faire une révolte que moi. Tout ceci s’est terminé avec l’exécution des signataires. Mais l’insurrection allait ouvrir le chemin en 1922 à l’indépendance après 400 ans d’occupation anglaise.

Pendant un an, on s’est revu régulièrement pour discuter et je leur ai dit que je pourrai participer à leur projet s’ils disparaissaient, je ne voulais pas le faire pour un parti. Ils savaient mieux que moi que le travail ne pouvait pas trouver une contribution réelle dans tout le pays et aussi dans toutes les couches des sociétés du Sud et du Nord, s’il restait le projet d’un parti politique et religieux.

On espère trouver 400 personnes pour acheter pour 60 € chacun un chêne et répondre à la question « Si la déclaration de 1916 devait être écrite aujourd’hui qu’y changeriez-vous ? ». On veut rendre possible une expression d’aujourd’hui écrite par 400 personnes, mieux, une proclamation démocratique. Les réponses vont être placées sur des plaques d’émaille à côté de l’arbre de chaque donateur.

Dublin est une des villes les plus chères du monde. On négocie l’installation du bosquet d’un hectare grâce à la venue d’Ikéa. Si ce projet aboutit je serai le premier surpris. Pourtant il n’est pas exclu qu’il se fasse grâce à une coalition hétérogène de commanditaires qui ne pourrait probablement pas discuter et encore moins s’engager ensemble si le projet était autre chose que de l’art. Il n’y a pas si longtemps on pensait que l’art contemporain, presque par définition, était incompréhensible pour toute personne non avertie.

J’appelle ces participants les nouvelles élites. Personne ne peut les classer sociologiquement, économiquement ou politiquement. Je ne peux savoir à l’avance qui et combien de gens participeront à un travail. Mais ce qui m’intéresse c’est ce pluriel.

CG : Est-ce que vous avez réalisé votre site Internet vous-même ?

JG : Non.

CG : Avez-vous conçu des projets pour Internet comme vous l’avez fait pour la presse traditionnelle ?

JG : Le premier travail date de 1995 et s’intitulait Sculpture plurielle. Il a été mené dans le cadre de l’Université de New York à Purchase. J’ai posé la question suivante : Si l’art avait le pouvoir de changer votre temps que vous lui demanderiez-vous ? J’ai obtenu plus de 400 réponses alors. J’aime le nouveau, ce que je ne sais pas faire, que ce soit le photo texte, la performance, la vidéo, Internet.

L’oracle de Berkeley, mon deuxième travail sur Internet, partait en 1997 de l’Université de Berkeley pour l’anniversaire des trente ans de la révolte californienne. Cette fois, je demandais aux gens d’envoyer les questions qui n’avaient pas trouvé de réponse depuis 1967.

Le troisième, L’anthologie de l’art, a duré un an en 2001/02. J’ai invité six artistes et six théoriciens à répondre à la question « Au vu de votre connaissance de l’art contemporain, qu’est ce qu’un art que vous ne connaîtriez pas ? ». Tous les quinze jours chaque participant en invitait un autre. Cela testait un modèle d’autogestion des acteurs créatifs. Cela montrait aussi où vivent les artistes et ceux qui écrivent sur l’art. D’après l’anthologie de l’art, ils se trouvent (à l’exception de Londres) plutôt dans les nouveaux mondes. Ainsi il y avait plus de contributions venant de Singapour que de Paris et Berlin réunis. Ce travail, comme beaucoup d’autres, a un double statut : l’oeuvre Internet « redevient » livre. Après Dumont de Cologne pour l’édition allemande l’éditeur Analogues d’Arles publie ce printemps l’Anthologie de l’art en français.