Peut-on être un artiste de renommée internationale, que les plus grands collectionneurs s’arrachent, et un créateur de motifs reproduits à des milliers d’exemplaires sur des t-shirts, les trousses, les badges, etc., avoir commencé à se faire connaître comme tagueur dans le métro new-yorkais et, à moins de trente ans, être invité à exposer aux quatre coins de la planète dans les plus grands musées ? Oui tout cela, et bien plus, fait partie de l’histoire de Keith Haring, dont l’exposition du Musée d’art moderne de la ville de Paris retrace (jusqu’au 18 août) le bref et fulgurant parcours artistique. Celui-ci prit fin en 1990 ; l’artiste est mort du sida, il n’avait que trente deux ans et seulement douze ans d’activités créatives. Cette exposition rétrospective de plus de deux cent œuvres montre la multiplicité des recherches à partir d’un style graphique personnel et la cohérence de la dimension politique qui sous-tend la production plastique.
Deux raisons, à notre sens, à la réussite de Keith Haring : tout d‘abord c’est un habile plasticien, notamment un très grand dessinateur, et en même temps c’est un clairvoyant penseur capable de trouver les formes simples porteuses de grandes idées humanitaires de son temps.
Je vais essayer de préciser ici ce qui constitue la force plastique de cet art. La plupart des visiteurs ressentent cette singulière qualité sans pouvoir la formuler. Ils ne sont généralement pas aidés en ce domaine par les commissaires, critiques d’art ou journalistes dont les formations historiennes ou littéraires les inclinent plutôt à disserter sur le parcours de l’artiste ou les thématiques de ses œuvres. C’est aussi le parti pris général de l’exposition parisienne The Political Line, intitulé en anglais s’il vous plait. Ces éléments sont certes utiles pour saisir la place importante de Keith Haring dans l’art contemporain mais la reconnaissance du milieu artistique, à commencer par celui de ses pairs : Warhol, Basquiat, etc., s’est faite d’abord sur la singularité stylistique et l’habileté graphique démontrée dès les premières manifestations par cet artiste.
Dès de début de sa production plastique personnelle Keith Haring s’est inventé une marque caractéristique : une ligne de contour d’épaisseur régulière délimitant des figures et des choses. À l’origine de ce trait qui fait style chez lui se trouvent les dessins à la craie blanche qu’il réalise, entre 1980 et 1985, sur des placards de papier noir mat apposés sur les emplacements publicitaires non utilisés dans le métro de New York. Pour ne pas se faire repérer par la police il doit dessiner rapidement et, pour que son message passe auprès du plus grand nombre, adopter un style efficace, quasi enfantin, mais en apparence seulement. À y regarder de plus près celui-ci n’est pas aussi primitif qu’il y paraît. En partie autodidacte Keith Haring s’est nourri des œuvres d’artistes ayant eux-mêmes privilégié l’usage d’un dessin linéaire dépouillé comme Klee, Dubuffet, Pollock, Gysin ou Alechinsky.
Suivons son exemple, comme lui allons à l’essentiel. Ces graphismes, et toutes les créations qui en découlent, sont très simples, très justes, très beaux. Qu’est-ce à dire ?
Reprenons les choses : cela a l’air simple mais cela ne l’est pas tant que ça. L’artiste dessine à main levée, sans préparation ou esquisse et aussi sans repentir. Le trait déroulé à une vitesse constante sur la surface est sans variation notable d’épaisseur, sans reprises et présente chaque élément figuré (personnage, animal, objet) sur un seul plan. Seule les superpositions de figures installent, ici ou là, une légère illusion de profondeur. Le plus souvent — on verra qu’il y a des exceptions notables — l’essentiel du message se perçoit clairement tant sur le plan visuel que pour les idées.
Si cela nous semble juste c’est parce que, par delà leur modernité, ces tracés retrouvent les qualités du dessin universel, celui des enfants, des hommes préhistoriques, des créateurs des arts décoratifs (poteries, textiles, etc.) africains, océaniens et amérindiens. Le principe même de ce dessin, ce qui fait sa force, est d’instaurer parfaitement, au fil de son geste spontané, les espaces internes et externes. Le trait, sans qualités particulières mais sans faiblesses, dessine les espaces internes (l’intérieur du motif) et externes (les fonds ou les intervalles entre les figures). Toute l’habilité est de varier les formes, les signes, les tailles et de les juxtaposer sans creuser le plan d’inscription. Le vide entre deux personnages s’avère autant dessiné que les représentations au point que parfois l’on ne sait plus distinguer les éléments constituant les formes de ceux appartenant encore au fond comme dans Brazil, 1989 ou dans Untitled, 1er juin 1984. Ancien étudiant en dessin publicitaire et ayant suivi des cours de sémiotique, Keith Haring dispose très librement de toute la panoplie des signes graphiques : croix, points, petits traits parallèles, tracés de sinusoïdes ou marques concentriques. Ces petits éléments distribués indifféremment dans les entre-traits des figures et des fonds assurent la cohérence de l’espace graphique. Ils aident à constituer un continuum visuel, un petit monde, à l’intérieur des limites de l’œuvre qui, dès lors, est enclin à se répandre sur toutes sortes de formats. Ceux-ci restent souvent traditionnels : rectangulaires (tableau), circulaires (tondo) mais l’artiste peut aussi choisir un contour circonstanciel comme cette toile découpée figurant un grand sexe masculin érigé (The Great White Way, 27 novembre 1988) ou intervenir sur des volumes. Certains sont récupérés (portière de voiture, etc.) et d’autres produits spécialement pour Keith Haring (et son comparse LA II) comme des grands vases en terre cuite (ou fibre de verre) ou des moulages de sculptures comme Untitled (David), 11 juin 1984, une reproduction du David de Michel-Ange avec une figure orangé et des cheveux vert fluo. On est chaque fois surpris et admiratif de la justesse de l’adaptation du style graphique de l’artiste aux supports de toutes sortes, de toutes tailles, de toutes couleurs (allant comme on vient de le voir jusqu’au le fluo) sur lesquels il intervient.
Le visiteur, même s’il n’est pas un amateur averti exprime simplement son plaisir en disant c’est beau. Son sentiment de visiter une exposition véritablement artistique, provient pour une part de cette satisfaction qu’il éprouve en découvrant tout à la fois l’unité et la diversité du processus créatif mis en place par l’artiste : d’œuvre en œuvre, de temps en temps, le lieux en lieux, le même n’est pas le même. Un réseau de sens émerge de la propagation du réseau graphique. Le visiteur voit ainsi comment se déploie le projet artistique de Keith Haring à travers une variété de supports pouvant correspondre aux multiples intentions sociales et politiques, que souligne très bien l’exposition parisienne. C’est précisément parce que c’est parfaitement explicité dans les textes et par la structuration du parcours de salles en salles qu’il nous a paru inutile d’y revenir ici. Si « la réalité processuelle des démarches, des projets et des sens » dont parle André Rouillé, dans l’éditorial 416 du site internet paris-art.com, demande une actualisation de ces derniers en ayant recours « aux mots, aux discours, aux récits », il existe aussi dans les œuvre de Keith Haring une « beauté sensible » que l’on aurait tort de négliger lorsque l’on visite cette exposition ou en fait l’analyse critique. Par un titre qui joue de la métonymie, La Ligne Politique, les commissaires tirent la couverture à eux. Leur démonstration est convaincante ; pourtant elle n’explicite pas le sentiment esthétique que le visiteur éprouve devant la plupart des œuvres, par delà les intentions dénonciatrices visuellement exprimées par l’artiste qui lui évitent très souvent la redondance textuelle et le recours au langage : la plupart des créations sont sans titre, Untilted.
Certaines créations attirent et retiennent par leur impact visuel. Parce que simples et justes, les choix plastiques de formes et de couleurs réjouissent l’œil et l’esprit du regardeur. Ce sera le cas pour Silence = Death, 1988, où sur une toile triangulaire de trois mètres de côté, pointe vers le bas, Keith Haring a distribué en quasi all-over (juste un petit liseré peint très près des bords limite la sortie hors cadre) de petits personnages stylisés dont les mains cachent la bouche, les oreilles ou les yeux. Le choix de deux teintes ayant la même valeur de gris, du rose uni pour le fond et de la peinture argentée pour le dessin des silhouettes, provoquent une vibration visuelle : le rose rayonne et l’argenté scintille sous les projecteurs obligeant à un déplacement physique du visiteur soucieux de distinguer les positions des mains de chaque figure. Si dans une majorité d’œuvres la mise en place d’un dessin linéaire sur un fond suffit à l’artiste pour réussir plastiquement ses créations et à exprimer ses idées, dans d’autre cas des interventions successives rendent celles-ci plus complexes. À notre sens devant celles-là on s’arrête plus longtemps, cette contemplation nous enrichit, on communique à celui ou celle qui nous accompagne : « elle est bien celle-là ».
Quelques exemples pour appuyer notre propos. Devant la peinture sur bâche vinylique Untilted, 16 janvier 1982 la perception des deux personnages principaux est brouillée par des ponctuations et tirets verts distribués en nombre sur la large ligne rose dessinant au pinceau les motifs. Il faut se mettre à une distance plus grande que celle habituelle pour distinguer le sujet : un personnage debout cache les yeux de son semblable attaché sur une chaise. Cette reprise assez fréquente des lignes de contour par des ponctuations d’une couleur différente, que l’on retrouve aussi par exemple dans Moses and the Burning Bush, 1985 et Untilted 1989, indique bien le souci de Keith Haring de perturber visuellement la lecture de son message par le regardeur. Il faut rester un temps devant le tableau pour en apprécier la richesse plastique, gage d’une signification complexe moins univoque qu’il y paraît. Le retard dans la compréhension est gage aussi d’une satisfaction augmentée. Ce sera le cas dans Untilted, 10 juin 1988. Bien que le nombre de figures diminue, seulement trois, visuellement l’affaire se complique. La découpe des personnages est plus recherchée, grâce à des articulations multiples et des variations d’échelle, les membres démesurés occupent toute l’étendue de la bâche. Spatialement on pourrait penser à une superposition de deux plans : d’une part une intervention jaune sur le noir de la bâche et d’autre part le plan vert des silhouettes évidées cernées d’une large bordure rouge. En s’approchant on distingue la présence d’un fin liseré blanc entre toute les formes signifiant que la création a été réalisée par juxtaposition attentive et non par superposition. Beau et réussi parce que la complexité se cache sous une apparente simplicité. On est loin des motifs de T-shirts, trousses, casquettes, magnets, etc., et même de certaines toiles où, emporté par l’adhésion à une cause, l’artiste est moins attentif à la plasticité de l’œuvre.
Sa générosité (un art accessible à tous) le conduit à participer au monde consumériste qu’il dénonce par ailleurs. En revanche pour certaines toiles son savoir-faire plastique se met au service d’une étonnante subtilité conceptuelle. C’est le cas pour la toile que Keith Haring réalise alors qu’il sait n’avoir plus que quelques mois à vivre, dont le titre Unfinished Painting, 1989, métaphorise l’ensemble de l’œuvre. Qu’ y voit-on ? L’angle supérieur gauche est peint jusqu’à une limite en zigzag découpée irrégulièrement ; cette partie (un sixième environ) est parfaitement réalisée dans le style usuel de l’artiste : fond violet, dessins noirs (3 personnages) qu’accompagnent des motifs graphiques de remplissage blancs. Sur le reste de la toile, le blanc du support est conservé, il n’est perturbé que par des coulures délicieusement artificielles : s’il y avait eu présence d’un cache la peinture n’aurait pas coulé ainsi… En seulement dix ans d’activités artistiques Keith Haring a appris combien la peinture est une mise en scène. Pour nous dire qu’il a conscience que la mort lui permettra d’accomplir qu’une petite partie de son art (ses dix ans de création auraient certes pu être multipliés par six), il conçoit et réalise un vrai faux inachevé, une représentation de l’inachèvement.
Que ce soit pour les causes au service desquelles il met son art ou les valeurs humanitaires qu’il cherche à défendre, il invente des dispositifs plastiques signifiants qui touchent les regardeurs : passants de lieux publics, visiteurs d’expositions, clients de son magasin new yorkais Pop Shop, etc. Ces amateurs sont touchés par la générosité des messages mais aussi, et c’est sur quoi nous avons voulu insister ici, par les multiples qualités des formulations visuelles imaginées par l’artiste. Près d’un quart de siècle après sa mort, l’art de Keith Haring nous touche encore, bien que certaines lignes politiques qu’il défendait, comme l’apartheid ou la menace nucléaire, ne possèdent plus autant d’actualité. L’art ne réside pas seulement dans les sujets traités mais aussi et surtout dans la manière, le style, la langue visuelle, tout ce qui constitue l’identité d’un artiste. Là dessus Keith Haring restera l’un des plus grands.