Jean-Pierre Klein
Notre civilisation oppose la matière et le concept, le corps et la tête, la sensualité et l’intellect. Kiefer réconcilie la matière, la poésie, le pensé, le politique, mais son pensé n’est pas abstrait, son sens politique et historique n’est pas démonstratif –il y aurait pourtant de quoi, il est né dans les décombres de l’Allemagne nazie mais le brouillard de « Nuit et Brouillard » rejoint un hymne de Ingeborg Bachmann à une bien-aimée –
Ses références sont justement de l’écriture incarnée dans des poèmes ou des romans qui tentent de court-circuiter les oppositions signifiants/signifiés/référents : visionnaires comme Paul Celan, Victor Hugo ou même… Céline, ou des mythes, ce syncrétisme de pensée complexe en mouvement, en contradiction et en intrigue charnelle.
Il perçoit la correspondance d’opposition et de ressemblance du béton, du végétal, du minéral et de la résine, du plomb et du verre et du charbon, du plâtre et de l’écrit à la craie, des objets et de la rouille, de l’édifice et de sa destruction qui lui est consubstantielle, de la boue et de notre condition humaine, des étoiles et des lois qui nous dépassent.
Il serait trop simple de prétendre qu’avec Kiefer, la vie l’emporte comme les graines de tournesol dont il parsème ses œuvres, c’est plutôt l’indissolubilité de la vie et de la mort qu’il met en scène. « Création et destruction sont une seule et même chose », affirme-t-il à propos de l’exposition que lui consacre le musée Guggenheim de Bilbao (pays basque espagnol) à l’occasion de son dixième anniversaire. Comme à la Salpetrière en 2000, comme chez lui sur la colline de Barjac près de Nîmes, ou dans la nef du Grand Palais à Paris (on peut à ce propos se demander ce qui peut justifier sa courte durée : du 30/05 au 08/07 2007 !), Kiefer fait entrer en correspondance une architecture (ici le bâtiment inspiré de Frank Gehry fait de volumes interconnectés) et les figurations chaotiques et structurées à la fois de son monde.
Cet « à la fois » qui me vient sous la plume (virtuelle de mon ordinateur) pourrait être une des caractéristiques de Kiefer le polysémique. Il mêle sa destinée personnelle, l’histoire du peuple allemand, les figures des ancêtres, les pensées kabbaliste et alchimique. Son œuvre est toujours à saisir sur plusieurs niveaux, et ce qu’on en saisit est de toute façon partiel. Paul Ricœur m’a dit un jour que Dieu est trop grand pour tenir dans les réceptacles humains. Les vases brisés de Kiefer témoignent du trop qui nous advient quand nous nous ouvrons à ce qui nous transcende (ou à ce que l’homme projette comme transcendance dans son idée de la transcendance qui n’est peut-être que son idée qui le dépasse lui-même)
Les tableaux-sculptures-installations de Kiefer mettent en scène ce qui nous échappe, y compris à lui-même et pourtant ce sur quoi nous essayons d’appliquer des lois rationnelles, ésotériques, voire délirantes. Le futuriste russe Khlebnikov et sa théorie des cycles de 317 ans entre deux batailles navales y côtoie Sawâî Jai Singh II dont le savoir était tant astronomique qu’astrologique (son observatoire de Jaipur est autant un champ de machines scientifiques d’observation et de calculs du ciel qu’un musée de sculptures abstraites géométriques).
Kiefer a certes une intentionnalité mais il se laisse aussi guider par les matériaux et les objets rencontrés qu’il transforme en signes. Ces matériaux qu’il érige entrent eux-mêmes en dialectique avec l’espace qui les contient et qu’ils contiennent. Mieux : On dirait qu’il découvre au fur et à mesure de ses associations combien ce à quoi il confère valeur de signe sont riches au-delà de lui. Il nous laisse même le soin d’y adjoindre les nôtres, respectueux de ce que ses propositions déclenchent en nous de liberté de pensée, d’émotion et d’imaginaire. Ses sources ne sont pas dogmatiques, y compris celles qui croient avoir trouvé les clés de ce monde et des autres.
On retrouve à Bilbao les mêmes dédicaces qu’à Paris, les mêmes barques solaires, les livres de plomb entrelardés de tournesols, les cartes célestes classifiées, les vies secrètes des plantes, les terres pyramidales. Une différence cependant : la référence féminine. Deux salles leur sont dédiées : Une est consacrée aux héroïnes antiques positives ou négatives des contes, légendes, mythes, et histoire réinventée : Claudia Quinta dont la force lui a permis de tirer seule un bateau échoué ou Bérénice, cette princesse égyptienne qui consacra une boucle de ses cheveux à Aphrodite pour le retour de son mari Ptolémée d’une expédition en Syrie, et dont la chevelure disparue dans le temple a permis à l’astronome Conon de Samos de prétendre qu’elle avait été changée en constellation : « la chevelure de Bérénice », ce que Callimaque puis Catulle ont chanté. Ici ses cheveux prolongent comme une traînée noire une aile cassée d’avion faite comme toujours en plomb, l’élément préféré de Kiefer. S’évoquent ainsi les fumées porteuses de mort, les cheveux coupés des juives vouées aux chambres à gaz et le plomb de l’aile (l’expression française « avoir du plomb dans l’aile » qui veut dire être menacé est certainement connue de Kiefer qui s’est installé en France en 1993). Le plomb qu’il utilise signifie la lourdeur, la protection contre les rayonnements, le métal premier de la transmutation alchimique en or, le symbole selon Paracelse de la matière imprégnée de force spirituelle, la référence à la cathédrale de Cologne dont il a récupéré la toiture…
Dans la même salle, on trouve des sortes de mannequins : corps de femmes, héroïnes ou prêtresses aux robes amples de résine plâtrée mais dont les têtes sont faites de symboles : branchages, fils de fer barbelés, etc., dont l’intention est cette fois trop pesante. Je ne ferai que prendre l ‘exemple de Circé (2004-2005) dont la tête est constituée d’une cage métallique enfermant des petits pourceaux en terre cuite qui rappellent l’épisode célèbre de l’Odyssée des marins d’Ulysse qu’elle retient prisonniers un an sous cette forme ! Aïe ! Aïe ! La polysémie fout le camp dans cette illustration plate… Passons à une autre salle.
Beaucoup plus saisissante est celle des « Femmes de la Révolution » (1992), titre emprunté à Michelet : lits de plomb excavés en leur milieu comme sous le poids d’un corps, ou bien comme le début du creusement d’une fosse : Charlotte Corday, Madame Roland, Madame Condorcet, Madame de Staël, Madame Epinay, Madame Léger, Sainte Amaranthe. On tourne autour de ces lits disposés en un dortoir-mouroir-morgue-cimetière.
Kiefer s’inscrit entre le ciel et la terre, entre la terre et le ciel, ou plutôt il est du ciel et de la terre : Tout ce qui en haut est comme ce qui est en bas. Il occupe l’espace et livre ses œuvres au temps qui les travaille. Il est, ce faisant, dans l’éternité qui est un mouvement perpétuel dont il tente de représenter les lois qu’ont supputées les hommes.
On ne sait si ses escaliers tronçonnés de béton montent ou bien descendent, s’ils sont brisés ou s’il faut passer de l’un à l’autre comme autant d’étapes ascendantes vers l’absolu qui n’existe peut-être que dans la tension humaine vers lui, ou chutant vers la seule divinité : la Déesse-Terre dans sa présence immanente et transcendante.
Je finirai par ce fragment sublime de Paul Celan qui me semble signifier notre condition humaine telle que l’artiste l’illustre :
« Vois comme se rétrécit le lieu où tu te tiens :
Où veux-tu aller à présent, toi en défaut d’ombre, où aller ?
Monte. En tâtonnant, monte »