Les membres du jury 2013 de la Fondation Henri Cartier Bresson (HCB), avec le soutien de la Fondation Hermès, ont décerné le prix HCB au photographe Patrick Faigenbaum, pour son projet sur Calcutta. Deux ans après, le projet est devenu réalité sous la forme de deux expositions, une à la Fondation Henri Cartier-Bresson et l’autre à la galerie Nathalie Obadia et un livre publié par Lars Müller Publishers.
L’attribution de ce prix prestigieux et hautement symbolique (dans le sillage de l’héritage de Henri Cartier-Bresson) constitue une reconnaissance de la qualité du projet proposé et un soutien matériel, sans lequel, indéniablement, le projet n’aurait pas abouti en cette année 2015. Le projet portait sur le Bengale, de Kolkata (nom indien repris en 2001 par le gouvernement après l’indépendance et surtout la montée nationaliste récente), de Calcutta (nom donné à l’ancienne colonie par les britanniques) né de la rencontre en 2011 de l’artiste bengalie Shreyasie Chatterjee avec Patrick Faigenbaum, initiée par des discussions avec ses fidèles complices Jean-François Chevrier et Elia Pijollet.
Fidèle à sa méthode intuitive liée à des rencontres et des entretiens, servant de fonds documentaire pour ses recherches photographiques, Patrick Faigenbaum a entrepris de réaliser un documentaire, certes, loin de la notion de reportage décliné par beaucoup de photographes, mais bien un documentaire « poétique et érudit » inspiré par l’art bengali, la peinture, la broderie, la musique, la littérature, la poésie, la rue nocturne, les traditions religieuses et ancestrales, le travail paysan dans les villages alentour de Kolkata en suivant les conseils précieux et précis de quelques autochtones et et d’autres Indiens habitant Paris, sans déroger à sa manière incontournable de « sculpter » des portraits depuis qu’il a commencé la photographie dans les années 70. En effet, Patrick Faigenbaum maintient à travers ce projet ce qui fait sa force et son inscription dans la durée comme les quelques grands photographes de l’Histoire de ce médium, voire de l’Art, tout en innovant par des « portraits » de scènes de travail à la campagne, de bains dans le Gange, de nature morte, arrangements de fruits du Bengale…
Son fidèle complice théoricien français, incontournable penseur avec l’américain Michael Fried de l’oeuvre de Jeff Wall, a publié le livre, autrement dit, l’historien d’art et critique, Jean-François Chevrier a effectué « le montage du livre », montage réussi en sept séquences de l’itinérance suggérée par les quelques artistes, universitaires, musiciens, conseillers privilégiés du photographe pour mener à bien son « documentaire » sur le Calcutta contemporain. Cela se traduit notamment, par des légendes détaillées à la fin de l’ouvrage des 150 photographies, ou accompagnant la cinquantaine de photographies présentées sous le fameux « format-tableau » ou « tableau photographique » constituant désormais le style incontournable de cet artiste dans les expositions des deux lieux (il suffit de se remémorer les dernières expositions retraçant sa carrière à Vancouver, Rome et Chambéry pour saisir l’importance de la peinture dans le travail de cet artiste aussi bien dans la forme que dans le fond) .
Patrick Faigenbaum documente cette région de l’Inde comme il avait documenté, à sa manière, en argentique noir et blanc, les familles aristocrates italiennes quand il était pensionnaire à la Villa Médicis, l’Académie de France à Rome, dans les années 80. Ici, quelques photographies argentiques noir et blanc tirées par l’artiste lui-même rythment la majorité des « tableaux » en couleur, impression jet d’encre pigmentaire réalisée par le studio Bordas ( ce qui constitue une nouveauté dans le rendu matériel des images produites, avant les tirages couleur étaient aussi argentiques, réalisés par un autre atelier). Si la couleur domine et ce, à juste titre, dans l’ensemble de l’aboutissement du projet, c’est que tout projet évolue avec la réalité, et l’Inde est colorée, elle n’a pas les ambiances de la Mitteleuropa (Prague est représentée en « noir et blanc » par le photographe). L’artiste ne peut que restituer et anoblir la joliesse des corps, souvent revêtus de peu mais d’une si grande élégance, soulignée par des teintes toujours colorées, vives ou pastels, des saris. Elégance des corps, élégance des postures, élégance des tissus. L’artiste ressent et partage ses émotions nées de ses voyages. Patrick Faigenbaum continue sa quête de l’exigence photographique hissant le médium à la force de l’art pictural. Il suffit de regarder des pastèques sur un marché devenant une abstraction, des paysans travaillant au champ comme si nous étions devant une toile dix neuvièmiste conservée au Musée d’Orsay, un « Millet »… La force des oeuvres de Patrick Faigenbaum réside principalement dans la photographie accrochée sur la cimaise, le « regardeur » est pris d’un vertige face à la picturalité des images provenant bien d’un appareil de prise de vue et non de pinceaux, sans pour autant sombrer dans le pictorialisme, le maniérisme ou la recomposition d’un Andreas Gursky. Le seul outil de l’artiste pour le cadrage, la composition et le choix est son regard. L’artiste sait trouver ce juste équilibre (si fragile à cerner) dans cette tension Photographie-Peinture. Si reproduire une oeuvre dans un livre ne remplacera jamais l’original, cela est d’autant plus perceptible pour le travail de cet artiste. Les reproductions des photographies de Patrick Faigenbaum ne peuvent jamais approcher la sincérité des oeuvres initiales. Seul l’acte de voir l’oeuvre réelle, d’être face à elle, peut permettre de saisir toute sa force. La Photographie est revendiquée comme telle ici. Les compositions se « nourrissent » indéniablement de la contemplation longue, lente, minutieuse que Patrick Faigenbaum affectionne depuis son adolescence dans la fréquentation assidue, studieuse des musées et des livres d’art. Comme dans l’ensemble du travail de l’artiste, il a su imposer le fait que les images prises séparément existe comme un tout, un portrait au sens qu’il campe la psychologie de la personne photographiée, qu’il « sculpte » les fruits des natures mortes ou qu’il peint les paysages comme une personne et prises dans leur globalité (l’ensemble des images du projet), Kolkata Calcutta forme bien un documentaire sur un territoire et ses habitants, leur quotidien aussi bien intérieur qu’extérieur d’une ville et de sa région, la métropole du Bengale. Jean-François Chevrier commente : « une nature morte est un modèle de paysage, et le paysage une nature morte élargie. Leur teneur documentaire tient exclusivement au choix des fruits rassemblés. Mais elles constituent une image métaphorique du territoire rural qui englobe l’agglomération. » En quelque sorte, Kolkata, Calcutta est le portrait personnel dressé par Patrick Faigenbaum d’une partie de l’Inde, aussi bien par chaque photographie que par l’ensemble des images. Prouesse du regard que de saisir ainsi un portrait du Calcutta actuel aussi bien artistique qu’érudit permettant aux regardeurs et aux lecteurs initiés ou pas à ce qui est en train de s’opérer dans ce territoire, d’avoir une vision, une réflexion, tout simplement des informations justes, loin des « clichés » nostalgiques d’une Inde ancestrale que ceux de la modernité économique affichée par les mass-médias globalisés.
La volonté est délibérée de ne succomber à aucun idéalisation de l’Inde. Comme l’écrit Patrick Faigenbaum : « La base de mon travail est la maison-atelier et le quartier où vit une artiste nommée Shreyasi Chatterjee, explique-t-il dans son dossier de candidature. Il s’agit d’éviter l’image de l’Inde éternelle ou pittoresque, sans pour autant favoriser une idée tout aussi caricaturale de la modernisation. » Après six voyages en deux années à Kolkata et dans ses alentours, le projet du lauréat 2013 aboutit en mai 2015, à deux expositions et à un livre publié par un éditeur suisse (Lars Müller Publishers) réputé pour des monographies d’architecture remarquables (un parti-pris éditorial revendiqué et assumé semble se manifester : sortir de la domination actuelle du phénomène récent des « photobooks », comme en témoigne le choix de la couverture, reprenant une page des légendes imprimée sur fond jaune avec les surimpressions du titre en rouge, de l’auteur et de l’éditeur en noir et en taille de police plus élevée), correspondant bien à l’acte initial de la candidature et ouvrant peut-être de nouvelles perspectives réflexives à la création de cet artiste souvent « incarnée » sur des territoires européens et américains (Amérique du Nord, sa première photographie de 1974 à Boston, l’homme sur le banc, pour mémoire) avec ce déplacement vers une autre civilisation que celles occidentales.
Cet « ailleurs » ouvre des possibles après avoir connu avant Kolkata, trois belles expositions à Vancouver, Rome et Chambéry (avec chacune des identités spécifiques, en fonction du lieu de monstration et des commissaires) retraçant le parcours de cet artiste, et déterminant ainsi en fonction des périodes, un choix d’images iconiques, une sorte d’anthologie de l’oeuvre à travers quelques images très prégnantes comme celle de Fatou Mata Niakate, Paris, 2004. Kolkata ajoute dès maintenant, à la trajectoire de nouvelles icônes et de nouveaux horizons que seul le temps (notion clef de l’artiste) confirmera.