L’ambition mémorielle du projet européen Ecce Homo de Bruce Clarke

La ville luxembourgeoise d’Esch sur Alzette est l’une des capitales européennes de la culture, dans ce cadre le Musée National de la Résistance et des Droits Humains (MNRDH) accueille jusqu’au 30 décembre 2022 une exposition des œuvres de l’artiste Bruce CLARKE, sous le titre global « Ecce Homo » ponctuée par la performance de Butō THE WRECKAGE OF MY FLESH (Les décombres de ma chair) de Tebby Ramasike. Le travail de Clarke fait référence à son histoire familiale et à la Shoah mais se veut plus universel et représentatif des souffrances de millions de victimes innocentes et impuissantes, qu’elles soient Juives, Tutsi ou autres.

En effet Bruce Clarke, né en 1959 en Angleterre, est un peintre et photographe d’origine sud-africaine qui vit et travaille à Paris. Il constitue un modèle d’engagement. En 2002 artiste en résidence en Guadeloupe, il y réalise l’exposition : Fragments d’une Histoire de Demain, qui traite du lien entre l’esclavage, le colonialisme et la mondialisation.En tant que photographe, il a publié des reportages sur l’Afrique du Sud, la reconstruction du Rwanda, le retour des réfugiés Libériens. Il a réalisé de nombreux projets liés à la mémoire, entre autres au Rwanda. Collaborateur de Fest’Africa à Lille il y a réalisé le projet Rwanda : Écrire, filmer, peindre par devoir de mémoire . Il s’est aussi fait connaitre par un projet d’art public mural Les hommes debout , sur des sites liés au génocide : des lieux de commémoration et des lieux de massacres.

La peinture de Bruce Clarke que l’on peut rattacher à la figuration critique attire le regard par ses jeux de transparence , la multiplicité des couches fonctionnant en palimpseste où les corps sont inscrits dans la profondeur au plus près du support de la toile. Dans les couches intermédiaires surnagent des fragments de mots ou de phrases avec un sens fort. Il décrit ainsi sa pratique : « J’ai choisi d’utiliser la peinture acrylique comme si elle était aquarelle afin de garder une légèreté de touche, un flottement de la figure aussi bien que du collage. Tout est en suspension ».

L’intégrité matérielle des corps est perturbée par les couches qui le recouvrent , qu’elles évoquent ou représentent les brouillards de l’Histoire ou les vagues glacées des océans migratoires. A l’instar du titre de sa série Survivors in suspension qui fait à la fois écho aux rescapés du Rwanda, mais aussi aux migrants qui traversent déserts et mer, de nombreuses postures montrent le corps mis à mal. Cette violence peinte a la même force que celle des corps humains et animaux de Vladimir Velickovic qui a limité sa palette au noir, blanc et rouge. La couleur beaucoup plus variée chez Bruce Clark n’est pas anecdotique , elle représente les fluctuations et les aléas du vivant qui subsistent malgré les évènements.

Ce traitement corporel pictural est redoublé par des épisodes chorégraphiés par Tebby W. T. Ramasike. Lui aussi né en Afrique du Sud en 1965 il travaille comme danseur butô, acteur, chorégraphe et enseignant. Les corps des danseurs de sa troupe , entouré de linges sont recroquevillés sur le sol faisant face aux toiles ou suspendus dans des tissus transparents. Il prouve ainsi son allégeance à l’esthétique du butô, cette « danse du corps obscur », notamment en lien à Ushio Amagatsu créateur de Sankai Juku pour sa pièce Graine de Qumcat (1978).

Dans la dimension régionale et européenne de la manifestation Bruce Clarke réussit à rendre hommage à ses ascendants.Ses grands-parents, d’origine juive, viennent de la région de Kaunas en Lituanie , seconde capitale européenne de la culture cette année, ils ont réussi à émigrer vers l’Afrique du Sud dans les années 1930. Aucun autre membre de sa famille n’a survécu après la Shoah. Dans la grande région sur le territoire français résidait le camp de concentration de Natzweiler-Struthof, avec la ville de Thil, où les nazis ont installé, en 1944, une usine souterraine. Bruce Clarke a réalisé au printemps dernier l’installation Les Limbes de Thil , une fresque commémorative permanente sur un support métallique à l’entrée de la mine. Dans son ambition européenne une autre installation est réalisée à Kaunas « Those who Stayed » – ceux qui sont restés, est une référence directe aux membres de la famille de Clarke originaires de la ville lituanienne, qui n’ont jamais réussi à échapper aux massacres pendant la Seconde Guerre mondiale. Bruce Clarke leur rend hommage mais aussi aux milliers de victimes avec la peinture murale et installation When we were trees qui se trouve dans la cour du Fort IX. En 1940, le fort devient un lieu d’exécution en masse pour les Juifs, les Soviétiques capturés et d’autres prisonniers politiques.

Dans les locaux rénovés du Musée National de la Résistance et des Droits Humains, à l’entrée de l’ancienne usine souterraine de Thil comme dans le Musée lituanien du Fort IX Bruce Clarke et son complice Tebby Ramasike montrent la nécessité plus que jamais d’un art engagé pour que la mémoire reste vive et que l’on accompagne par la création artistique les résilience des victimes de l’Histoire.