Le travail de Maria Klonaris et de Katerina Thomadaki a engagé depuis une trentaine d’années un corpus important d’œuvres, tissé patiemment sur un réseau d’images fixes et d’images en mouvement mettant en scène le corps, seul, en vis-à-vis avec le monde ou bien avec d’autres corps, ou alors intériorisant un devenir duel, hybridé, mais toujours « unheimlich », étrangement familier. Cet écheveau a cherché à dévoiler une image autre du corps féminin. Il s’est déployé au fil d’une problématique polarisée entre un corps pensé comme construction sociale et un corps organique, chair, force vive venant s’élever contre cet ordre social.
1/ une production symbolique
Si l’on voulait préciser la façon dont cette problématique trouve résolution dans leur travail, on ne pourrait le faire que d’une façon schématique et ce par exemple, suivant un axe de formation sémiotique. Cet axe pourrait être formulé ainsi : 1° élaboration d’une matière-œuvre, 2° émergence de symboles-images, puis 3° cristallisation d’une syntaxe.
La première phase, celle de la réalisation de l’œuvre, propose dès les années 70 un matériau original, l’élaboration d’une matière-oeuvre. Celui-ci est conçu sur l’invention de nouveaux dispositifs. Du côté du tournage, les artistes conçoivent l’enregistrement de l’image au travers d’un caractère performatif. Du côté de la projection, elles mettent en œuvre un éclatement, un étoilement via différents projecteurs, cinéma et diapositives, assumant le caractère non plus seulement temporel mais spatial de l’image et incitant le spectateur à une circulation au sein de l’œuvre.
Grâce à ces différents dispositifs, le cinéma corporel de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki va saisir à la surface de la pellicule une épiphanie du corps.
Un film qui fait histoire dans leur production pour avoir été le premier film intercorporel, s’intitule Double Labyrinthe. Il instaure un processus où les deux artistes se filment tour à tour, substituant à l’idée de l’actrice, objet passif du désir, celui d’« actante », sujet actif, en même temps sujet de l’action et sujet regardant. Là, le jeu alterné de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki avec différents matériaux et objets (laine rouge, sang, coton, etc) fait appel à une production symbolique. Et ce serait là, me semble-t-il, un second palier d’interprétation de leur travail, l’émergence de symboles-images. Dans la liberté d’un jeu qui en même temps se déroule à l’ombre du regard de l’autre, ce moment engage différents symboles, de nouveaux rapports aux choses. Ce jeu fait appel à un imaginaire propre à leur identité féminine et, au gré de la performance des deux artistes, il trouve forme, investit les choses – objets et matériaux. Il précipite dans l’œuvre le flux de cet imaginaire. Cette faculté de former des images qui répondent à la puissance dynamique de l’être relève d’une symbolisation. Le symbole n’est pas dépendant de l’arbitraire d’une codification, comme l’est le signe, mais cherche une plénitude organique entre l’image et la signification.
Il y aurait donc un travail de symbolisation dans le jeu des deux « actantes ».
Mais cette organicité de la forme ne peut pas exister seule, ne viendrait que prolonger un devenir-médium du corps. En effet, souvent les dispositifs de projections multiples mêlent différentes images qui, dans leur conjonction, font apparaître, l’instant d’un regard, une trame, une structure, un motif autre. C’est comme si les sensations qui émanent chacune d’un espace-temps déterminé, d’une performance, s’accouplaient l’une l’autre faisant jaillir un autre corps. Plus question d’un corps structuré par rapport à un environnement social, politique, mais d’un corps vibrant qui se précise au gré des projections, au gré de l’accouplement des sensations. « Or, écrit Gilles Deleuze comment procédait la mémoire involontaire selon Proust ? Elle accouplait deux sensations qui existaient dans le corps à des niveaux différents, et qui s’étreignaient comme deux lutteurs, la sensation présente et la sensation passée, pour faire surgir quelque chose d’irréductible aux deux, au passé comme au présent : cette Figure. » (Logique de la sensation, Paris, Seuil, p. 67). C’est cette Figure que le médium rend visible, il ne s’agit plus ni du corps de Maria Klonaris, ni de celui de Katerina Thomadaki, mais d’un corps étranger, composite, de sensations, travaillé à chaque instant par les amalgames de traits, de lignes, de couleurs, qui fusent et ne cessent de changer, de se renouveler, de faire dialoguer la sensation passée avec la sensation présente. Le corps s’incarne dans le médium, il est médium. Et ce n’est pas un hasard si leurs photographies mettent souvent en œuvre un corps qui se confond avec le paysage, un corps dont les structures anatomiques épousent l’architecture du dessin. Pas vraiment un hasard non plus quand le corps devient lumière dans Pulsar ou Quasar. Le corps, chez Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, est explosif, il affirme une force de dissolution, il se fond dans l’environnement, dans toutes les choses qui nous entourent. Il assume une plasticité, un devenir-médium qui permet au travail symbolique de prendre ancrage et de proposer non plus des images de la chair mais des images de chair.
La toute première scène de l’œuvre est la performance, quand l’une film l’autre. Il y a chez Maria Klonaris et Katerina Thomadaki une volonté de revenir à une scène vécue de l’action, à une théâtralisation des corps qui précèderait le Trauerspiel et l’allégorie. Pour Walter Benjamin, l’allégorie se substitue au symbole. Le symbole provient du mot grec symbolon, ce qui donne en latin symbola, qui désigne, rappelle Walter Benjamin, le signe envoyé par les dieux. Il se situe à l’origine de la sculpture antique. Le symbole s’élève au-dessus de la représentation car il fait plus que rendre présent une absence au travers de l’image. Il est une incarnation, unissant parfaitement l’instant d’une révélation à la chair de l’image. Par contre l’allégorie est conçue sur un abîme qui sépare l’image de la signification ; elle a tout à voir avec le langage et avec la couverture devenue mensongère de l’Histoire. « Alors que dans le symbole, écrit Walter Benjamin, par la sublimation de la chute, le visage transfiguré de la nature se révèle fugitivement dans la lumière du salut, en revanche, dans l’allégorie, c’est la facies hippocrita de l’histoire qui s’offre au regard du spectateur comme un paysage primitif pétrifié. » (Origine du drame baroque allemand, Paris, Champs/Flammarion, p. 178).
Cette citation du philosophe m’emmène ainsi sur la crête la plus haute – et devrais-je dire aussi la plus étroite tant les mots semblent étranglement pour les images-symboles – du versant de cette interprétation, celle du langage. Il y a, dans l’œuvre de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, de nombreux appels du sens au travers des mots : importance des titres (Double Labyrinthe débute un cycle d’œuvres intitulé tétralogie qui désigne une œuvre littéraire à quatre volets), nombreuses références à la mythologie grecque, à la psychanalyse, textes lus durant les projections, nombreuses réflexions théoriques accompagnant leur travail. Si présence du langage il y a, ce n’est néanmoins pas le masque posé de l’allégorie qui cherche à voiler les formes de l’œuvre par un discours critique. L’intention critique vise certes à destituer l’image d’un corps féminin vissé à une structuration sociale, mais cela ne passe pas par le discursif. La syntaxe de l’œuvre n’est pas celle des mots mais l’articulation de sensations entre elles cherchant le surgissement de symboles. La question du langage est celle non plus du signifié et du signifiant mais du sujet et de son activité d’énonciation. C’est le langage du désir.
2/ Interroger la notion du sujet au travers d’une production à deux personnes
Ce qui semble faire événement tout au long de l’œuvre de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki et constitue le cœur de leur travail performatif, c’est la spécificité d’une production à deux, engageant la question cruciale du moi dans le poïen artistique. Car, si le champ d’un cinéma corporel s’est profilé depuis leur travail, celui-ci s’ancre dans une production remettant en question une conception classique et cartésienne du sujet, donné dans une « finitude », dans un temps et un espace propre. Le cinéma corporel repose sur une symbolisation, un devenir-médium du corps, sur la façon dont le corps s’incarne dans l’image, afin que se joue, non plus une reproduction (photographique ou cinématographique) mais une production symbolique, retournant pour Hans Belting d’une triangulation anthropologique corps-medium-image. Le cinéma élargi de Maria Klonaris et de Katerina Thomadaki explore la question du corps et du médium et tend à comprendre la technique non pas comme outil ou appareil mais dans son acception aristotélicienne, dans l’advenir de l’être. Ainsi la question d’un sujet cartésien et de son corollaire, la délimitation du moi, ne peut-elle qu’être mise en péril au profit d’une conception d’un Moi-Peau, selon le terme de Didier Anzieu ou d’un corps vécu en tant que « surface ouverte » (Jean-Luc Nancy).
Leur travail rend compte d’une circulation constante entre intériorité et extériorité, s’attache à irradier les objets de leurs représentations mentales, faisant de la projection cinématographique le lieu de la projection de l’inconscient. « Dans l’espace corporel, écrivent les deux artistes, se consume la fusion de l’abstrait et du concret et l’image mentale devient pensée spatialisée. C’est un état philosophique de la matière où l’inconscient revêt les apparences du corps, le je/dedans se manifeste comme je/dehors, le langage du corps matérialise le langage de l’inconscient » (Un cinéma corporel, MK et KT, 1979). Il en retournerait ainsi de la vibration des limites entre intérieur et extérieur, de l’ondulation d’une schize, cette séparation entre sujet et monde. Le sujet n’est pas donné dans la constance d’un point de vue, d’un cogito, mais est donné dans ses frontières, dans la vibration d’une peau, révélant les forces qui en entraînent la motion. Car divulguer une subjectivité à l’orée de la schize, c’est rendre compte des pôles qui en aimantent l’oscillation, c’est se retourner vers le visage de l’autre.
En ce sens le travail de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki a tout de l’Haptique. L’Haptique (Haptein, toucher) est reconnu, à la suite d’Alors Riegl, comme étant l’apanage du dessin. C’est en détourant les formes, en suivant le tracé aussi fidèlement qu’un doigt cheminant sur la feuille, que l’on se laisse guider par la sensualité des courbes, par l’inclinaison d’une ligne de fuite. Le tactile se vit dans l’appréciation constante des changements de limite. Si l’œil peut embrasser de l’image sa cohérence, son ensemble signifiant, le regard tactile est la source d’un embrasement de cet ordre. Il en accentue les variations, il en exagère les limites, il fait de la zone liminaire le pic du désir. Dans le processus créateur, chaque élan d’une des deux artistes n’est pas stoppé par l’autre mais interprété, transformé, prolongé, poursuivi, comme le ruban de Mœbius passe imperceptiblement d’une face à une autre. L’œuvre s’élabore au gré d’une tactilité, où le fil de la création à la manière d’une caresse mêle l’une à l’autre. Entre les deux artistes, il ne semble y avoir de rapports de frontalité mais un échange permanent, une circulation incessante.
Il nous faudrait remonter à la définition première du symbole que donne Jean Chevallier dans l’introduction au dictionnaire des symboles(Paris, Seghers et Jupiter). A l’origine, le symbole est un objet brisé en deux, fragments de céramique, de bois, ou de métal. Deux personnes en conservent chacune une partie, par exemple un créancier et son débiteur, deux amis, une mère et sa fille. Plus tard, en joignant les moitiés, ils reconnaîtront là le lien qui les noue l’un à l’autre. La production symbolique semble dès lors suivre un procédé de création inscrit dans une irréductible altérité. L’art de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, en posant une réflexion sur l’identité féminine, n’est pas la projection d’une identité, n’est pas le discours sur l’identité, mais prédilection pour un espace commun. Le territoire n’est pas celui du sujet mais celui d’une relation.
3/ Créer un espace de résistance
L’espace de l’œuvre est haptique. Il entretient une circulation entre intérieur et extérieur tout autant qu’entre l’autre et soi. Mais il est aussi une surface que l’on peut désire occuper, que l’on souhaite habiter. Au début de cette intervention, il était question d’un devenir-médium du corps au fondement de la production symbolique. La devenir-médium va se constituer comme matière de l’œuvre. Le philosophe Jean Brun rappelle que la matière est un terme générique qui regroupe des choses aussi diverses que du bois, de l’eau, un fusible (Le reve et la machine, Technique et existence, Paris, Table Ronde). S’appuyant sur la racine étymologique, il précise que le mot matière vient du latin mater qui veut dire « mère ». Et la matière de l’œuvre de MK et KT n’est pas tant substance que résultant de toute une organisation de liens (corps de l’« actante » avec les objets, corps de la projection avec les motifs des images, devenir lumière du corps). Leur travail installe toute une matière-mater, patient tissage de liens, de rapports, de symboles. L’œuvre n’est ainsi pas conçu en tant qu’objet de contemplation mais étendue tendant à l’infini à mesure que se propagent les liens, les relations, les connexions.
La matière-mater a quelque chose à voir avec un sentiment d’absolu, de plénitude, chaîne infinie de liens, obtenue par une mobilité constante, présentant une puissance de transformation. Elle semble matrice, surface, manteau, peau, abri, refuge où l’on s’origine à nouveau. Serait-ce là l’édification d’un territoire que les artistes, en l’investissant, substituent peut-être à la lointaine patrie des artistes – devrais-je dire ici matrie ?).
Cette matière-mater n’est certainement pas étrangère à la figure maternelle, à ce lien primordial depuis lequel s’amarre l’existence. Dans un entretien que les artistes donnent à Madeleine Van Doren, elles expliquent le cycle d’œuvres intitulé le rêve d’Electra. Katerina parle : « Le mythe grec, faisant partie d’un inconscient collectif de l’Occident, n’est jamais raconté ni rendu manifeste dans notre installation. Il est là comme rémanence, comme écho lointain. Le reflet que nous en gardons est surtout celui des deux figures féminines centrales, Electre et Clytemnestre, le couple conflictuel qui à lui seul polarise le heurt entre deux mondes. La passion implacable qui les lie fait résonner le passage de la loi des mères à la loi du père. Cela se résout par le matricide impuni qui aura scellé le sort des femmes dans l’histoire – au moins pour quelques millénaires. » Maria poursuit : « On pourrait dire que notre lecture est une tentative de réparation du rapport Electre/Clytemnestre. Ce regard réparateur remplace le noyau passionnel d’une histoire fondée sur la haine de la mère, par une inversion, par un changement de sens du courant électrique : les deux femmes se rencontrent. Elles se rencontrent dans un miroir. En fait dans de multiples miroirs. L’ombilique qui les lie c’est l’ombilique du rêve. Chez nous il n’est plus question de meurtre mais de mort et de renaissance, de voyage, de lumière, de vol et de projection astrale, de mains nues et de toucher. C’est peut-être un « retour à la mère » par un renversement non-violent. »
Le rapport à la figure maternelle et à l’ordre qu’il représente ne doit pas être, pour les deux artistes, un rapport violent. L’espace symbolique du féminin qu’elles déploient n’en appelle pas à la destitution de cette figure maternelle, à son renversement, à son meurtre. La question du politique est traité au travers de la constitution de liens, d’une matrie terre nourricière faite œuvre qui permette de s’originer à nouveau, de glisser vers un devenir. Les années 70 avaient fait monter la clameur de l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, visant à remplacer le désir comme représentation au sein du théâtre de la psychanalyse, et faisant de lui une production désirante comme dynamite de l’ordre social. L’œuvre de Maria Klonaris et de Katerina Thomadaki annonce non pas une anti-Electre mais le dépassement d’une lutte dans un espace symbolique. La charge libidinale investie dans l’œuvre ne s’élève pas contre le monde mais ne cesse d’interagir avec lui, de substituer aux rapports politiques, économiques, sociaux, d’autres rapports, ceux de l’imaginaire, ceux du symbolique.