Quand on regarde les peintures d’Alex Amann, on est tenté de faire une hypothèse historique quant à la nature de la culture des temps présents et à la situation de l’art contemporain. Après avoir traversé, en peinture depuis Manet et Courbet, jusqu’à De Kooning, Bacon et Rothko, Ryman et Baselitz, irréversiblement tous ses points de crise, la culture occidentale européenne se situerait désormais sur une ligne étroite que le brouhaha ambiant faussement festif et solennel du marché de l’art recouvre et dissimule presque intégralement. Soit la civilisation commune persiste dans une voie hyper-moderniste, formaliste, vide et destructrice, parodique et dérisoire, finalement oublieuse de cette perte accusée de la complétude de son sens, liée à la ruine effective de ses idéaux religieux, historiques et mythiques, soit elle se situe, à rebours de cela, dans une démarche qui la tourne vers son propre passé initial, l’invention de la modernité et ce qu’elle a inexorablement déplacé à la fois du côté des choses du monde et du regard humain et en assume vraiment les conséquences existentielles, esthétiques et formelles, celles d’une humanisation de la perte de son sens. La civilisation se retournant alors sur elle-même comme on le ferait d’un gant.
1 – La naissance de la modernité picturale
Depuis la modernité et durant la seconde moitié du 19e siècle européen, il y eut plusieurs sortes de sujets-prétextes pour la figuration picturale, dès lors que la peinture cessa d’être religieuse, mythique et historique et avant que, dans une seconde phase de sa crise et de son évolution, elle ne cessât de figurer et de narrer pour devenir abstraite, expressive, naïve ou parodique. Il y eut par exemple des peintures de la scène sociale, il y eut des portraits, il y eut des natures mortes, il y eut des peintures du corps féminin, il y eut des peintures du paysage. Alex Amann, peintre autrichien qui vit en France depuis 1989, est en quelque sorte comme l’héritier de tout cela. Comme chez Manet et ses contemporains, on trouve presque dans son travail cette même variété. Son art semble avoir voulu s’enraciner dans ce 19e siècle français qui voit se succéder Ingres, Delacroix, Courbet, Manet, Corot, Monet, Renoir, Bonnard, au moment même où la peinture en une parfaite maîtrise de ses formes propres va, par un geste inaugural prêté par G.Bataille à Manet, « supprimer la signification du sujet » et « accéder au silence définitif », au moyen d’une « suppression de toute valeur étrangère à la peinture ». C’est dire que, soudainement, la peinture ayant épuisé la valeur représentative de son sens, acquise depuis la Renaissance, s’engage dans une voie nouvelle. Elle sera bien plus cette fois faite des enjeux pénétrants, intensifs et décalés du regard du peintre, de la vie propre de la matière picturale en sa multiplicité formelle, de la vibration physique de la lumière et d’un jeu de construction-déconstruction de la peinture que d’une visée représentative. Cela se faisant hors de toute sémantique convenue, de toute emblématique idéologisante et de tout réalisme de convention. C’est là une rupture considérable dont toute la civilisation européenne ne pourra prendre immédiatement la mesure, ne serait-ce que parce qu’elle ne concerne pas seulement l’art, mais la culture et la conception de l’humanité tout entière. Manet est l’annonciateur scandaleux d’une rupture dans l’ordre pictural qui préfigure et accompagne celles, ici confondues, de Monet, Cézanne, Gauguin, Bonnard, Vallotton, Picasso, Braque, Matisse et Delvaux. Dans le même temps, la lumière du regard et des objets va peu à peu s’installer et s’instruire, chez les peintres, sur le versant de l’étrangeté et du désir, sur la scène de l’éros, se focaliser sur la membrane formelle et imaginaire qui enveloppe les choses, sur la chair des corps, sur l’intensité onirique du monde vécu, ainsi que sur la matérialité diffuse et relativement irréelle des couleurs, des formes et des images, parsemées d’affects insignes, de tensions poétiques.
2 – Les différentes voies de la modernité picturale.
Dans une telle rupture, celle des modernes, plusieurs voies vont se trouver ouvertes. Elles ne se confondent pas. Pour l’une d’entre elles, il n’est pas trop question d’abandonner toute possibilité figurative, ni de renoncer à la jouissance de représenter les choses et les corps sous les signes colorés et énigmatiques de leur apparence. Bien au contraire, le trouble de la représentation et son collapsus narratif et référentiel ne conduisent pas, dans cette voie, nécessairement à un abandon de tout naturalisme, de toute fabrication picturale imitative des choses du regard. Il se situerait plutôt au cœur même de sa dynamique propre, de façon sous-jacente comme la condition de toute peinture. En ce sens, le trouble latent de la représentation figurative n’aurait jamais été totalement étranger aux jeux de la peinture, ne serait-ce que parce que la vision, l’image et le rêve ont toujours eu partie liée. On doit donc pouvoir en saisir la trame au sein des langages de la peinture, avant que n’ait été brisé l’ordre conventionnel de la représentation figurative ou bien dans le moment même de sa suspension. Alex Amann, malgré l’impression de surréalisme que donnent certaines de ses peintures — il ne l’accepte pas — appartiendrait lui à cette lignée de la peinture. Il faut la situer à la fois au sein et en deçà des avant-gardismes formels les plus radicaux du 20e siècle, ainsi qu’au-delà du dogme de leur omnipotence, car elle ne prétend pas à une fin de la peinture, ni à la disparition de toute imagisme figuratif, de toute captation par l’illusion d’une image de la nature des choses et du réel dans le regard du peintre et par ses productions. Ce faisant, elle n’est évidemment ni un néo-naturalisme naïf, ni un simple retour à l’illusion d’une reproduction réaliste acquise du sujet peint. Paradoxalement, encore, elle n’est pas non plus indifférente, comme Manet, à toute référence à un héritage classique dans la peinture. Un certain lien entre la peinture et le monde réel se voit donc maintenu, mais dans une tension entre la recherche d’une exactitude représentative devenue paradoxale et la dissolution de l’identité figurative. De même, si Manet provoque en son temps une rupture, elle n’est possible qu’en se soutenant et en se jouant de ce qui l’a inspiré en son geste inaugural de redéfinition de la peinture. Titien, Raphaël, Velázquez, Murillo, Watteau, Goya, sont les maîtres et les instruments de son acte, de son saut dans la peinture comme dans un « silence définitif », c’est-à-dire comme un accès à la beauté sensuelle et étrange du regard humain sur le monde, dans la multiplicité de ses dimensions, à la fois prosaïques et formelles : gens, choses, chairs, corps, couleurs, figures, puis sur la menace d’un réel insensé et la mort. La peinture fait advenir chez Manet la chair blafarde, le symbole d’une tâche d’absence, qu’il représente aussitôt contredite par la présence concrète et charnelle des corps, des personnes et des regards, par la vie de la peinture et de ses protagonistes. Dès lors, le regard du peintre apparaît à la fois comme matériel et immatériel, réaliste et onirique, objectif et fantasmatique, formaliste et naturel, dissolvant les oppositions du fictif et du réel, de la forme et du fond, mêlant vraisemblance et vérité. C’est le regard silencieux du peintre qui advient dans cette coupure, ainsi que le nomme G.Bataille. Il reste tout de même tourné vers l’ancienne souveraineté du beau, lorsque celle-ci cesse de faire loi, du fait de la crise esthétique et morale qu’est la modernité et que dénonce alors la nostalgie du poète Baudelaire comme source de médiocrité et d’inconsistance dans l’art. Or, sans aucune hostilité envers la coupure moderne et sa nécessité – elle est rendue irréversible par chacune des œuvres qui l’assume – je propose d’entendre cette question comme toujours actuelle, de comprendre qu’elle nous est contemporaine, qu’elle n’a pas cessé de s’aggraver et de nous préoccuper. La peinture d’Alex Amann en est la preuve.
3 – La peinture d’Alex Amann.
En quoi consiste son travail de peintre ? Dans un texte qu’il lui consacre, Jean-Michel Foray rapporte que A.Amann dit de ses compositions qu’elles sont : « comme du Manet rêvé ». Elles nous apparaissent à la fois comme réalistes, imaginaires et fictives et, en même temps, se montrent altérées par des nuances d’abstraction, par un recours au flou et au tachisme, par les juxtapositions, ainsi que par un climat d’étrangeté. C’est une peinture plus ou moins figurative, d’une grande complexité dans sa composition et d’une grande finesse dans sa réalisation. La richesse et l’intensité picturale de chacune des pièces viennent contraster avec une morphologie thématique qui semble limitée, parce qu’elle paraît s’organiser autour du choix d’un ensemble de sujets récurrents et répétés, personnages, objets, paysages, nus féminins, mais toujours déclinés dans chacun des tableaux de façon singulière. Par un agencement combinatoire de ces figurations, certains tableaux apparaissent comme une collection de parties assemblées qui condensent et comportent autant en eux-mêmes de tableaux distincts. Cet aspect délié et disjoint de la composition, facteur d’étrangeté, on le trouve déjà chez Manet, du fait du caractère d’indifférence des personnages d’un même tableau les uns à l’égard des autres, de même qu’on assiste chez lui à la multiplication des réalisations d’un même sujet en une série de travaux. D’une façon similaire, chez A.Amann, certaines réalisations sont comme des parties fragmentaires issues d’un seul grand tableau qui finissent par développer leur vie propre sous forme de petits tableaux. Par ailleurs, les scénographies apparentes sont des plus troublantes, parce qu’elles juxtaposent des personnages sans relation narrative les uns avec les autres et dans des postures irréelles. On assiste là à une théâtralité dépourvue de toute conjonction autre que picturale et qui semble s’apparenter aux processus agissant sur les représentations du rêve, comme Freud a pu les désigner : condensation, substitution, déplacement. Souvent dans ces scènes peintes, les personnages ont des corps, mais pas véritablement de visages. Ou bien encore, certains des personnages sont nettement personnifiés, tandis que d’autres ne sont que des figures-corps, réalistes, mais représentées sans visage identifiable. De plus, comme chez Manet, dans un même tableau des techniques picturales divergentes, contraires, peuvent se voir apposées : définition précise et classique du modelé des corps et du vêtement, imprécision et esquisse floue des visages, à peine suggérés. Chacune des figures représentées peut, à la manière d’un motif ou d’un poncif, se voir reproduite dans un autre tableau. Ces figures sont des sortes de corps-personnages, psychologiquement indistincts, mais toujours nettement sexués, hommes ou femmes et jamais dépourvus de suggestion sensuelle. Dans un entretien avec Julia Garimorth, A.Amann déclare qu’il « cherche plus à regarder le corps comme un phénomène sensuel paysagiste que d’un point de vue analytique logique ». C’est là s’abstraire de toute psychologie pour atteindre à une peinture qui pourrait bien être celle de la scène du désir. Par ailleurs, chaque tableau semble être pris dans un univers d’enchaînements citationnels dans lequel chacun d’entre eux renvoie à d’autres tableaux qui lui sont apparentés par les motifs et par la facture, ou par le semblant de sujet évoqué. Ils sont soit propres à l’univers personnel d’A.Amann, soit inspirés par des œuvres de référence appartenant à Manet, Chardin, Courbet, Ingres, De Chirico. Sa peinture est une peinture faite d’emprunts et d’imitations déplacées, subverties et transposées. Manet procédait ainsi en empruntant à différents peintres et tableaux la substance des ses figurations. Ce ne sont pas pour autant des séries qui illustreraient un même sujet, car la peinture d’A.Amann ne délivre pas a priori de sens identifiable, bien qu’elle n’en soit pas absolument exempte. Une telle complexité se voit redoublée du fait qu’il y a chez A.Amann une incertitude entre ce qui est une esquisse et ce qui est un tableau. On assiste souvent à des changements de format quant à une pièce, qui font qu’un effet se développe par la réduction de la taille du tableau, ou inversement par son augmentation. Un ensemble de petits tableaux peut, sur les plans iconographique et matériel, donner lieu à la composition d’un grand tableau qui viendra éventuellement les réunir. Il faut savoir que le choix de la taille d’un châssis de tableau n’est pas définitif pour A.Amann. Il peut se voir adjoint, si nécessaire, des parties supplémentaires durant le travail de réalisation ou bien réduit. Un tableau peut donc être le résultat d’une construction par adjonction matérielle de parties supplémentaires dans son châssis, accolées et reliées. A.Amann réalise ses tableaux sur de très longues durées, de sorte que son travail est toujours un work in progress qui se détache des contraintes de l’objet peint unique, figé dans son cadre. Il est diachronique. A l’instar de Manet, comme l’écrit le critique Jean Clay, pour lui : « L’œuvre n’est pas pensée d’avance, puis exécutée : elle se formule, elle se conduit, elle se constate à travers les décantations successives qui la fondent ». Par ailleurs, si à l’inverse on envisage ses œuvres de façon synoptique et synchronique, on dira qu’il peint un ensemble de choses qui, à la fois paraissent distinctes, prises thématiquement, et tout autant viennent se confondre dans ses tableaux ou on les voit s’assembler et se superposer, comme si elles étaient issues de la permanence d’une même constellation signifiante. Ce sont autant de motifs, de figures et d’images récurrentes, d’obsessions picturales, de lignes de travail qu’on retrouve d’un tableau à l’autre.
4 – Les motifs picturaux d’Alex Amann.
Que peint exactement A.Amann ? Il peint à la fois à l’intérieur de l’atelier et à l’extérieur. Il peint des natures mortes, le plus souvent des poissons, des fruits et des fleurs. Il peint des paysages : falaises, marais-salants et sous-bois. Rien de tout cela n’est anodin et inoffensif. La puissance picturale en est éclatante. Il peint des nus féminins, individuels ou bien regroupés. Il peint des portraits de femmes. Il peint des scènes avec personnages, faites de figures emblématiques récurrentes, homme-cerf, femme avec poisson-raie, hommes costumés sans visage, chien, modèles féminins posant. Plus précisément, il peint des nus féminins qui à la fois en sont et n’en sont pas. Ces corps sont plus ou moins traités comme des natures mortes, c’est-à-dire comme des exercices qui mêlent ostensiblement au réalisme de l’objet, l’acte de pure peinture. Ce sont également des tableaux de tableaux, des compositions brillantes et artificielles, dans lesquelles la visée est de se saisir de la scénographie du corps peint de la peinture et non pas seulement du corps représenté. L’autonomie de la substance picturale et de sa mise en scène se détache et s’oppose aux données figurales. Il s’agit de mises en scène de la féminité, dépeintes par un regard masculin à la fois fortement érotisé et détaché tout autant, parce qu’il devient essentiellement un travail de peinture et une enquête sur les choses du regard dans leur lien secret au réel du corps. Peut-on représenter la forme de la chair du corps féminin dans le regard et son lien à l’amour, semblent questionner ces tableaux ? Encore, disent-ils, peut-on montrer la forme intime de la chair, la béance sublime qu’elle recèle, cette « Origine du monde » telle qu’un Courbet, un Klimt, un Schiele ont pu envisager chacun singulièrement d’en saisir en peintres la figure et l’intensité ? Est-ce là quelque chose de l’essence cachée de la peinture qui se présenterait dès que tombent les voiles et les crédulités du regard ? Dans les nus d’Amann, on voit se mélanger la passion, la sensibilité et l’effort de la vision picturale, de sorte que le trouble sensuel ressenti par le spectateur, ressort ici infléchi d’un contact avec le détachement propre de la substance picturale. Plusieurs lignes de peinture en inspirent successivement la trame et donc autant de procédés picturaux référents : impressionniste, réaliste, néo-classique, abstraite, parfois expressionniste. La peinture du nu féminin vivant, de la chair du désir, semble être en lisse, ou en symbiose avec sa valeur picturale, avec son devenir ou son être de pure peinture qui semble seul en détenir la clef. En cela, A.Amann, à l’instar de Courbet, atteint à la nudité sexuelle ostensible de la chair, au-delà et au sein du réalisme. Comme Manet, il se saisit de la lumière froide et intense des choses dans la trace des couleurs, au-delà de la netteté du contour et du modelé, atteignant au scandale de l’exhibition des teintes blafardes et outrées de la chair. Comme Ingres, il peint la ligne dorsale sur-magnifiée des corps nus, son élan plastique, leur exubérante et incongrue multiplication sur un même tableau. Enfin, comme Chardin, il vient rencontrer la spirituelle et chatoyante ou affreuse apparence des choses et du réel que mentionne si bien Diderot. De la célèbre représentation de la Raie dépouillée par Chardin que l’on retrouve surplombant et dissimulant les visages et les corps féminins dénudés dans les tableaux d’A.Amann, Diderot écrivait : « L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez à l’académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures ». Je laisserai pour ma part ouverte la question du sens de son étrange présence dans les peintures de A.Amann. Par cela, nous voyons que le peintre joue avec des références picturales, avec leurs possibilités formelles, avec l’expérience du regard qu’elles conduisent. Il se joue d’elles, elles se jouent de lui aussi, parce qu’ils les laissent travailler dans son regard et ses tableaux. Ces références picturales prennent chez lui une valeur onirique qui l’apparente au surréalisme, sans qu’on puisse l’y confondre. Il est bien trop peintre pour cela, trop contemporain du réalisme objectif d’un Lucian Freud et de la liberté formelle radicale d’un Francis Bacon. A la fois trop réels et totalement picturaux, concrets et fictifs, ces motifs et références figuraux, il les possède et les emploie sans vraiment les copier. Il s‘en sert, car ils sont aussi les siens, la matière de ses peintures, mais son art ne se limite pas à leur emploi. Comme Manet, il n’est pas un imitateur, mais agit au cœur d’une subversion picturale, d’un dévoilement soustractif, d’un dérobé figural qui révèle et fait apparaître l’intensité d’un réel, toujours apparent et toujours d’emblée déjà méconnu. Construit et déconstruit. Ce faisant, il reconduit, nous restitue et renouvelle le geste inaugural de la peinture moderne. Celui de Manet et de ses successeurs. Rien de moins, rien de plus. Hommage lui en soit rendu.
Emmanuel Brassat.
Le 15 mai 2007.
+++ INFO+++
Les peintures de Alex Amann
ont été exposées du 3 au 31 mai 2007
Galerie Eric Mircher
26 rue Saint Claude
75006 Paris
La galerie est ouverte du mardi au samedi de 14 h. à 18 h.
Tél. /fax : 33-1-48-87-02-13.
www.mircher. com