L’éveil du dessin à Amiens

Sous un titre poétique mettant l’animation et son contexte cinématographique à distance, le Frac Picardie présente jusqu’au 20 juin 2008 une exposition en deux volets (en co-production avec la Maison de la Culture d’Amiens) qui fait état d’une politique d’acquisition attentive depuis plusieurs années aux formes du dessin en mouvement.

Après un retour du dessin sur la scène de l’art, on assiste en ce moment à une multiplication d’événements questionnant les marges de ce territoire (cf article sur « Histoires animées »). L’animation y figure en bonne place en tant qu’espace de création à la confluence de plusieurs histoires, du dessin et du cinéma mais aussi de l’art vidéo ou de la performance. Le Frac Picardie a choisi depuis sa création en 1985 d’affirmer le choix du dessin, se construisant ainsi une forte identité, mais dans un projet qui en cherche aussi les écarts et les dérives. L’éveil du dessin dans des productions animées n’a certes rien de nouveau, et la présence dans l’exposition de Man with hat (1999), série de cinq dessins de William Kentridge décomposant un autoportrait en mouvement l’affirme ainsi en renvoyant aux débuts du cinéma avec le flip book. Mais si l’histoire de l’animation est importante pour les plasticiens qui s’emparent aujourd’hui de ce médium, elle a souvent tendance à oblitérer les autres influences qui fondent aujourd’hui la particularité des oeuvres. En construisant une collection puis cette exposition, Yves Lecointre, directeur du Frac, a permis de mettre en évidence ces réseaux de relations. Une série de vidéos-performances de Denis Oppenheim, 3 Stage Transfer Drawing (1971), est ainsi centrale dans la réflexion sur le dessin éveillé. On voit l’artiste avec ses enfants effectuer des expériences de transmission du geste du dessin. Muni d’un marqueur, Denis Oppenheim dessine sur le dos de sa fille qui elle-même prolonge le geste de son père en dessinant sur le dos de son frère, qui va enfin reporter le dessin sur une feuille accrochée au mur. La vidéo nous montre un dessin en mouvement, mais surtout elle insiste sur la dimension du geste corporel en nous immergeant dans la sensibilité du trait. Chaque enfant essaie de ressentir au mieux les traces du marqueur pour les restituer. Le dessin fixé sur un support est toujours l’aboutissement d’un processus, ce que mettent en scène ces vidéos d’Oppenheim tout en resituant la pratique de l’animation dans la quête du mouvement perpétuel (pour Oppenheim, par la perpétuation par ses enfants de ses gestes du dessin).

La pièce Native Movies I (1996-2000, 30’) de Pascal Convert prolonge cette approche de l’animation. Sur quatre écrans disposés en rectangle, des projections de formes infographiques en mouvement proposent une traduction informatique de dessins d’enfant. Pascal Convert a construit une pièce complexe, élaborée sur plusieurs strates dont la clef est livrée au moment où il filme sa fille jouant sur la plage, perdue dans son imaginaire. Ses pas laissent des traces, ses mains parcourent des surfaces de sable, sur ses yeux affleure le trajet intérieur de ses mouvements dessinant. Dans la fascination que Pascal Convert éprouve pour les jeux de son enfant se trouve peut-être une piste pour saisir l’enjeu de l’importance de l’animation dans la pratique contemporaine du dessin. Le dessin est la part la plus intuitive de la création, il est ce que chaque enfant expérimente à un moment donné car il est le prolongement naturel des cheminements imaginaires. Mais l’aboutissement figé n’est qu’un résultat partiel de la dimension profondément animée de l’expérience. En soumettant les traits du dessin à une réinterprétation informatique, très à distance et très impersonnelle, mais en en faisant le lieu d’une exploration de la vitalité du processus du dessin, Pascal Convert affirme les relations intrinsèque entre la forme dessinée et le mouvement.

Les oeuvres exposées dans Le dessin éveillé témoignent d’expérimentations très diverses de l’animation mais toutes ont en commun de plonger le spectateur dans des états de méditation poétique. Si l’animation a ainsi un lien étroit avec la vie, elle est aussi ce qui permet de réveiller un temps passé. Dans Garden Loss (2004, 10’57), Hans op de Beeck associe des photographies noir et blanc et des dessins qui s’enchaînent en fondu enchaîné en nous immergeant dans un temps révolu. Des jardins à la française, parsemés de vestiges aristocratiques de pierre, s’animent et résonnent de sons de voix, de souffles, de rires. On pénètre dans un espace du passé qui prend vie quelques instants pour s’achever ensuite par des vues sur des jardins délaissés. La reprise de la vie, fugace, débouche sur le spectacle de son achèvement. Cette exploration de la disparition au sein d’un processus d’apparition du mouvement est aussi au coeur de Narciso (Narcisse) (2001, 2’30) d’Oscar Muñoz. Cette vidéo montre un visage dessiné à fleur d’eau dans un lavabo qui s’efface avec l’évacuation de l’eau. Le face-à-face avec l’image mouvante est aussi le lieu de la confrontation avec la finitude. La mélancolie domine ainsi le parcours de l’exposition, et elle est parfois teintée d’une douce absurdité comme dans Hanabi-ra de Tabaimo (2002, 4’02), où un corps d’homme sans tête est parsemé de fleurs dont les pétales s’effeuillent. A un moment donné, un poisson traverse furtivement les jambes, clin d’oeil ironique, avant que le corps lui-même ne tombe en morceaux. L’éveil du dessin est alors le lieu de la décomposition, de la dérive des figures et des traits. Une approche atypique de l’animation qui mérite vraiment d’être expérimentée.