« L’Homme de Vitruve »

De septembre à mi-décembre 2012, le Crédac accueille une exposition intitulée « L’Homme de Vitruve ». Elle vient poser les jalons d’une réflexion, en sensible décalage, sur le travail depuis le siècle des révolutions industrielles jusqu’à aujourd’hui. Des frères Lumière à Thu Van Tran, quel regard porte l’artiste sur cette notion toujours tiraillée entre nécessité et accomplissement de soi ?

L’Histoire est, par moment, qualifiée d’ironique ainsi de sa capacité à faire des boucles. Le XIXe siècle, qui consacra le travail comme valeur et dénonça l’oisiveté comme stérile, montre aussi, sur fond de luttes ouvrières, le passage d’un droit au travail au droit du travail. De la seconde moitié du XIXe siècle (relèvement de l’âge légal du travail, interdiction du travail des enfants, droit d’association syndicale, limitation du nombre d’heures travaillées par semaine,…) aux congés payés du Front Populaire, le travail s’est doté d’un cadre réglementaire venant protéger le salarié en échange de sa subordination dorénavant inscrite dans un contrat juridiquement défini. Un siècle après, et telle une mèche rebelle, l’histoire fait boucle et, sous une forme et dans un contexte différent, le travail ou plutôt son absence réactualise la notion de droit au travail. Le travail se fait rare et le chômage en Europe, notamment chez les jeunes de moins de 25 ans, atteint des taux qui sapent la base même de notre contrat social. La rareté du travail réveille une lecture différente des siècles précédents et de ses luttes. La solidarité ouvrière et la lutte pour certaines avancées sociales ne se fondaient pas uniquement sur l’aménagement d’un travail perçu comme une nécessité et alors réduit à sa simple étymologie, le tripalium, un instrument de torture. Si une certaine acception de l’homme au travail pouvait le réduire à l’état d’animal laborans – obligé de travailler pour vivre et sans regard critique sur les tâches à effectuer – il pouvait aussi faire de lui un homo faber exerçant une activité au travers de laquelle il se construit et vient définir sa place dans le tout social. La financiarisation de l’économie, son découplage d’avec l’économie réelle et l’amplification du phénomène d’effilochage du tissu industriel viennent dévoiler une réalité beaucoup plus crue : une majorité d’individus souhaite juste exercer ou conserver un travail.

Cette majorité parlait sans doute moins que d’autres commentateurs qui allaient préconiser, à l’orée des années 1990, le fabless ou le « toute innovation » comme des solutions aussi idéales qu’elles se présentaient comme uniques. Le fabless (de fabric : usine, site de fabrication et less : moins, sans), c’est considéré que les pays asiatiques, puis africains, sont et seront nos ateliers et que la conception restera le pré-carré des pays riches et occidentaux. Les bureaux d’études des pays développés n’ont plus qu’à envoyer, en fin de journée et par Email, les modèles des objets à produire dans les pays à bas coûts salariaux. Là-bas des rangs de paysans reconvertis en ouvriers s’en donnent à cœur joie pour confectionner nos chaussettes, écrans plats et autres Ipod. Très vite, ces pays ne veulent ou ne voudront plus se cantonner uniquement à ces activités et qui pourrait leur donner tort ? Qui a cru, au même moment, que l’Europe comprendrait autant d’habitants que d’ingénieurs ? Le cynisme du fabless est d’autant plus intense qu’il portait en lui une infatuation très connotée « monde d’avant » et qui implique de connaître exactement ce que veulent les gens, tous les gens. Donc ils n’ont plus envie de faire de chaussettes, ils veulent penser la chaussette du futur et la faire confectionner très loin et à bas coût. Cependant et comme le rappelle avec justesse, Dominique Méda le travail est une valeur seconde mais non secondaire. C’est à dire qu’elle peut passer derrière la vie de famille, le rapport aux autres ou toutes autres éléments préférés par les hommes mais qu’elle reste essentielle pour faire société. L’homme, à tout le moins beaucoup d’entre nous, se construit en faisant. La pensée du fabless et son influence ont fonctionné comme un vertige, elle était l’attirance du vide. Claire le Restif, commissaire de l’exposition a, elle aussi, été attirée par le vide. Heureusement pour le spectateur, c’est un vide riche de questionnements sur le travail, sa valeur et la place qu’il occupe aujourd’hui dans notre société. A Ivry, son regard a été attiré par un socle vide, très « IIIème République » et sur lequel est inscrit « Hommage au travail ». Il est aisé d’imaginer l’allégorie, sans doute teintée d’une esthétique soviétique un peu datée, d’un homme s’affairant, tous muscles tendus, sur une machine distribuant au regard du passant ses beaux mécanismes. On n’en saura rien car de statue il n’y a plus.

L’exposition se développe dans les anciens locaux de la Manufacture des œillets métalliques, l’histoire du lieu est donc partie prenante avec le thème de l’exposition. Dans la première salle, il est question des débuts avec une pièce sculpturale de Jannis Kounellis, figure majeure de l’arte povera, montrant des sacs de charbon posés sur des socles. Cette énergie fossile est, aux côtés de sa version liquide, le pétrole, la matière sans laquelle il n’y aurait eu de révolutions industrielles, celle sans qui rien de ce développement ne serait arrivé, le bon – le confort, l’accessibilité de certains produits essentiels pour le plus grand nombre,…- comme le moins bon, la dégradation de notre environnement notamment. Ce charbon est aussi le fusain de l’artiste. Cette matière mise sur piédestal rappelle avec une grande économie de moyen, que rien n’est simple et qu’il ne faut confondre les fins – se protéger du froid, transporter ses courses dans un sac plastique, préserver son environnement d’une marée noire ou d’une défragmentation des roches à la recherche de gaz de schistes,…- et les moyens ici une énergie fossile, élément essentiel du développement de l’humanité depuis le XIXe siècle.

« Double Heads Matches » (2002-2003), une installation de Mircea Eliade renvoie, peut être à son corps défendant, vers cette notion d’un travail séduisant. Plus que le message, un peu évident, que délivre ces petites boites d’allumettes à double bouts rouges, pied de nez au productivisme (elles imposent de rompre le flux de la chaine de travail comme il a été défini en amont) et au machinisme (l’opération est manuelle), la vidéo qui constitue le cœur du dispositif devient signifiante une fois montrée dans le cadre d’une exposition. Le public reste longtemps pour admirer la chaîne de fabrication d’un objet du quotidien. C’est très bien filmé, on y passerait des heures. Il est intéressant de noter comment le spectateur regarde avec attention et en silence cette vidéo tenant à la fois du travail documentaire et de l’œuvre plastique. Il y a une forme d’attirance pour les gestes répétés mais aussi l’impression d’observer ce que les médias appellent l’économie réelle, les coulisses d’un procédé industriel comme un objet rare, existant encore dans des contrées lointaines. Les photographies de « Trente neuf objets de grève » présentées par Jean-Luc Moulène rappellent, dans le même ordre d’idée d’un travail souhaité et recherché, les objets synecdoques du combat de certains salariés pour conserver leur activité. Ce sont des tirages limités où les chaine de production ont été détournées pour produire des objets-souvenirs d’une grève. Ils constituent un corpus émouvant évocant la mémoire ouvrière depuis les années 1970. Ils résument le lent démantèlement du tissu industriel et viennent aussi rappeler une notion essentielle : le travail comme lieu de création du lien social. La lutte pour conserver des emplois sur un territoire donné montre aussi la solidarité ouvrière à l’œuvre et comment le travail constitue l’un des premiers cercles, avec la famille et l’école, de sociabilité. Il ne s’agit pas d’un plaidoyer passéiste mais d’objets à mettre en face des solutions qui ont été avancées depuis lors. Il y a eu, à l’évidence, oubli des hommes et des femmes qui confectionnaient les produits de notre société de consommation.

Thu Van Tran expose « Ecrire » (2009) en se remémorant une nouvelle éponyme de Marguerite Duras rédigée à la fin des années 1980 alors que l’auteur apprend la fermeture des usines Renault à Boulogne-Billancourt (1989). L’Organisation Scientifique du Travail telle que définie par Taylor et Ford et en dépit de certaines de ses conséquences sociales et sociétales, conservait l’idée d’un partenariat entre l’ouvrier construisant une automobile et le patronat fournissant ce travail. Cet équilibre reposait sur une équation simple : le salaire perçu par l’ouvrier lui permettait d’accéder aux biens de consommation dont il était en partie producteur. L’émergence du pouvoir actionnarial, l’urgence du retour sur investissement en déconnections totale avec la réalité et le temps du travail, est venu défaire ce contrat qui avait assuré, pour partie, la croissance des Trentes Glorieuses. Afin de gagner sur les marges, la délocalisation et le lean management (à terme, une version policée du dégraissage) allaient se présenter comme deux des postes d’économies les plus évidents. A la fermeture des usines Renault de Boulogne, Duras cherche à connaître le nombre de salariés embauchés sur ce site industriel depuis sa création jusqu’à sa fermeture. Van Tran grave le résultat – 199 491 personnes – sur un boulon et le place au sol dans la troisième salle d’exposition en respectant la règle arithmétique du nombre d’or. En contrepoids, elle a interrogé des anciens ouvriers de chez Renault et leur a demandé quels ouvrages leur ont permis de sortir du quotidien du travail et de s’évader. Elle en expose certains – livres, bandes-dessinées,…- sur un présentoir en regard de pièces d’emboutissage utilisées dans ce secteur industriel.

Des décennies ont passé. Toutes associées au même refrain de la croissance et de l’innovation. A nouveau, il ne s’agit pas d’un plaidoyer contre l’innovation. L’innovation technique est l’une des formes de la science, elle avance donc, selon le principe de Gabor, en dépit de la morale. Ceci n’est pas un principe moral mais le constat scientifique d’un fait qui caractérise l’humanité depuis ses débuts. Une société comprendra toujours des entrepreneurs pour améliorer ou créer un produit ou un service. Il y aura toujours des hommes pour réfléchir dans leur garage un objet qui changera notre futur. Certes, les conditions à cet esprit d’innovation peuvent être améliorées à la marge mais ces améliorations restent toujours des initiatives périphériques. L’existence d’un tissu industriel constitue une condition première pour permettre l’innovation, déconnectée de ce dernier elle est beaucoup moins forte. Ce tissu est le lieu où l’innovation se connecte au réel et où elle peut être testée matériellement. Son existence permet le passage de l’idée à sa réalisation, la transition menant du concept à la réalité matérielle. L’innovation est génératrice d’emplois mais elle ne peut être confondue avec la volonté aberrante de transformer une société entière en innovateurs. Pour une raison simple, c’est que rien ne nous indique que l’ensemble de la communauté humaine veuille consacrer sa vie à cette démarche ou l’exercer uniquement au sein de son milieu professionnel.

Ainsi, l’innovation n’est pas seulement technique, elle se doit aussi d’être sociale afin de s’assurer que tout un chacun est un revenu décent pour une vie éponyme. Le dyptique vidéo d’Harun Farocki (« Vergleich über ein drittes » – 2007) en constitue, au delà de ses qualités plastiques, un exemple intéressant. Il montre deux processus pour faire des briques, l’un manuel et en Inde, l’autre dans un pays riche et de façon mécanisée. En 1947, alors que l’Inde accède à l’indépendance, Nehru s’engage dans une voie indianisée du socialisme. Sans l’associer à un discours anti-mécanisation, le nouveau gouvernement indien prend garde à préserver le travail manuel sur l’ensemble d’un territoire déjà peuplé de plusieurs centaines de millions d’individus. La main qui travaille et celle qui nourrit. Il ne s’agit pas d’opposer des modèles mais de réfléchir leurs complémentarités. La population indienne de l’après-guerre vivait en majorité dans le plus grand dénuement et ne possède pas encore une éducation permettant de changer abruptement les modes de production. Quelques décennies après, c’est ce même pays qui est qualifié par la presse internationale de « laboratoire du monde » en raison de ses avancées dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Retour en Europe. La beauté froide des séries de Bernd et Hilla Becher (« Tours d’extraction » 1970-1989, « Hauts-fourneaux » 1970-1988), la photographie des « restes » d’une maison populaire liégeoise par Simon Boudvin « Façade 01 – Lièges » (2010) ou encore les cadeaux offerts à Maurice Thorez (dirigeant du PCF de 1930 à 1964 et député d’Ivry) pour ses cinquante ans, sélectionnés et réunis dans une installation de Louise Hervé et Chloé Maillet (« L’un de nous doit disparaître », 2012) positionnent le spectateur face à notre histoire. Il y a, en effet, beaucoup de « ruines », de vestiges et de lieux désaffectés dans cette exposition. Il est beaucoup question d’un temps révolu, de souvenirs et de mémoire. C’est donc, peut être, une invitation à reconstruire différemment notre rapport au travail avec des questionnements qui sont anciens – le partage des richesses générées, la responsabilité de ceux qui donnent du travail ou l’organisent,…- ou plus récents, la nouvelle géographie du travail et sa nature même. Il faut rappeler une évidence, le travail intellectuel nécessite une activité physique et inversement, une tâche physique ne peut se concevoir et se réaliser sans une démarche intellectuelle. La notion du travail et de son partage n’est pas simple, son utilité non plus. Nous avons tous attendu dimanche soir pour faire nos devoirs, trainé des pieds le matin ou trouver mille occupations prioritaires dans une hiérarchie des tâches se dérobant à l’urgence. J’ai moi-même bien envie d’en finir avec cet article. Alors quittez votre travail et empruntez la ligne 7 pour rejoindre la manufacture. Des artistes y posent plus de questions qu’ils n’apportent de réponses, c’est leur travail.