L’arrivée de l’homme qui en valait cinq ?

La rentrée du Palais de Tokyo s’annonce explosivement dangereuse avec une nouvelle direction qui joue de l’art pour l’art comme d’une mécanique bien huilée.

On attendait avec impatience la nouvelle programmation du Palais de Tokyo. La rentrée artistique, avec sa nuée de vernissages, de festivals et de nouvelles thématiques a donc porté avec elle l’exposition de son nouveau directeur, Marc-Olivier Wahler. Cette exposition, pensée dans un esthétisme glacé et séduisant, semble prolonger le parti pris de la fin de mandat du duo Nicolas Bourriaud/Jérôme Sans. Avec eux s’était amorcée une consécration d’un art « spectaculaire » tourné vers le grand public : gigantisme des installations, scénographie étudiée, aspect ludique des oeuvres, mise en valeur de leur plasticité. Et si au premier abord, une impression régnante de fête foraine venait court-circuiter les démarches singulières des artistes ou appuyer de façon trop démonstrative les questions et les problématiques abordées, le Palais de Tokyo version Bourriaud/Sans défendait la figure emblématique d’un artiste « altermondialiste », artiste-citoyen au niveau planétaire prenant position par rapport aux bouleversements mondiaux. Bef, le lieu gardait une échelle humaine, conservant ainsi le charme des premiers temps de la programmation et des premiers engagements, en accord avec les propos de l’Esthétique relationnelle. Le défi pour Olivier Wahler – auparavant directeur du Swiss Institute de New York (2000-2006), et co-fondateur du CAN (Centre d’art à Neufchâtel) -, était alors de garder à sa plus haute fréquentation le nombre des entrées de ce « palais ». Car si l’envie nous prend d’en ôter le substantif, de Palais de Tokyo ne garder que palais (pas laid ?), c’est peut-être bien que ce lieu associatif promet de se montrer de plus en plus grandiose, n’en déplaise à son Conseil d’administration présidé par Maurice Lévy, qui est également à la tête du groupe Publicis, et dont la vice-présidence revient à Pierre Cornette de Saint Cyr, commissaire priseur de renom.

L’exposition de cette rentrée 2006 est sans aucun doute à la hauteur : la grande salle incurvée du Palais de Tokyo s’élance sous les feux du couloir lumineux de Lang/Baumann pour déboucher sur une banquise au plancher noir où surplombe une rampe de flipper géante réalisée par Vincent Lamouroux, où jaillit une explosion de cheveux jaune, sculpture de Michel Blay, et que scande l’immense wall drawing zébré de noir et blanc de Philippe Decrauzat. Le titre « 5 milliard d’années », annonce la première cession d’un programme qui va s’écouler sur un an. « Il est le prologue, nous dit le prospectus, d’une réflexion portant non pas sur l’exposition en tant qu’événement singulier, point fixe isolé dans le temps et dans l’espace, mais sur la notion de programme, expérience dont le curseur temporel est en constant mouvement, en oscillation permanente. » A la faveur de cette idée de flux, les cartels avec les noms des artistes et le titre des oeuvres ont disparu, laissant le soin au spectateur de se plonger complètement dans la vague du visible, agrippé autant qu’il peut à un petit plan où les illustrations des oeuvres, de la taille de timbre poste, jouent de contre-point avec cette notion de mouvement permanent.

Le concept général de cette exposition, répondant à la notion de flux, nous invite à considérer l’objet d’art non pas en tant que point unique et singulier mais dans ses limites, dans les fragiles frontières qui le sépare du monde réel. « [… ] rien (ou presque) ne permet de distinguer une oeuvre d’art d’un objet ordinaire » nous révèle le dossier de presse. Dans cette perspective de fluctuation constante, le Palais de Tokyo tiendrait du « rien (ou presque) » qui fait qu’une oeuvre est reconnue comme telle, le rien d’une institutionnalisation ressemblant à s’y méprendre à une rampe de lancement pour fusées artistiques. Les oeuvres réunies dans cette programmation jouent donc avec la notion de temporalité, comme si elles avaient en elles le pouvoir de contaminer l’espace-temps de nos données quotidiennes. Comme un coeur qui successivement se contracte et se dilate, elles sont le noeud efficace et sensible de cette orchestration.

Mais, comment se fait-il qu’une simple idée de mouvement, de glissement perpétuel, puisse réunir un échantillon de la création contemporaine (dans lequel se sont glissées des oeuvres plus historiques, – ou devrions nous dire historicisées -, de François Morellet ou de Marcel Duchamp, qui viennent participer à ce petit « rien (ou presque) » qui transmue un porte-bouteille en ready-made) « Comment peut-on appréhender l’art actuel avec la simple assurance de son expansion » Où allons-nous ainsi à la vitesse de l’éclair « La coquille de la forme plastique, mise à jour dans un format d’exposition grand spectacle, pourrait-elle devenir réceptacle creux, vide de tout sens, relevant uniquement d’un dynamisme » Cette idée de profusion semble faire dangereusement écho à l’engouement des années 80 de la création pour la création que relayait efficacement le marché de l’art. Alors « 5 milliards d’années ou 5 milliards d’euros »