L’horizon d’attente

Dans le cadre de notre dossier sur la critique aujourd’hui nous reprenons cet article déjà paru dans le n°41 de la revue belge L’art même (4ème trimestre 2008), dans le cadre de la rubrique Perspectives « Essai & Théorie ».
Pour Hal Foster, la théorie critique a constitué depuis les années 1970 l’équivalent d’une poursuite clandestine du modernisme et de l’avant-garde en raison de sa complexité et de sa rhétorique radicale. Cependant, des usages postmodernes de la théorie ont, depuis le tournant des années 1980, contribué à brouiller les stratégies critiques de l’art au point de les rendre indistinctes des stratégies du marché et de l’idéologie libérale. Que dit cette ambiguïté d’un état de la culture théorique contemporaine ?

Ambiance
Il y a trois ans, paraissait en France le premier volume d’une revue annuelle, Fresh Théorie. Son titre et la première phrase du prologue rédigé par un des deux directeurs de la publication, Mark Alizart, pointaient la volonté de prendre acte d’un « retour remarqué sous le nom de French Theory » de la « pensée française des années 1970 ». Dans les faits, il s’agissait plutôt de prendre acte du succès rencontré par le livre de François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, édité par La Découverte en 2003, réédité en poche en 2005 et de nouveau en 2007. Cette somme concilie remarquablement approche historique, sociologique et critique pour expliquer comment et pourquoi s’est constitué aux Etats-Unis, des campus universitaires aux fanzines contre-culturels, en passant par des relais artistiques et critiques, une sorte de package de « théorie française » nonobstant l’hétérogénéité des auteurs englobés, à travers les usages de concepts tels la simulation, la déconstruction, le biopouvoir et les micropolitiques. Ces usages ont notamment nourri les développements de champs d’études comme les Cultural, Queer, Postcolonial et autres Visual Studies, dans un contexte culturel où domine depuis plus de trente ans un mixe d’approche théorique high (distinguée) et low (populaire au sens anglo-saxon de pop(ular)), tant dans les objets étudiés — lesquels incluent les productions culturelles industrielles et subculturelles — que dans certains usages des concepts.

En s’intéressant à des objets et des pratiques identifiés aux industries culturelles (le film Matrix, le design milanais, le packaging, la reprise musicale, le DVD, le GPS, le soap-opera…), la majorité des auteurs de Fresh Théorie I — philosophes, sociologues, artistes, critiques d’art, chercheurs en communication ou cultural studies, psychanalystes ou commissaires d’expositions — semblent perpétuer cette approche distinguée des objets pop. Vu sous cet angle, ce projet éditorial ressortirait à un « retour » en France de la French Theory, c’est-à-dire du résultat des transformations de la « philosophie française » dans la culture américaine : un nouveau transfert. Cependant, le prologue d’Alizart se montre peu clair car il confond, d’abord, French Theory et « pensée française des années 1970 », puis affirme de façon mystérieuse que les auteurs de la revue font partie « de la première génération qui ne se sente pas tenue de choisir entre le retour aux grands récits et le retour à leur déconstruction », eu égard au fait que les membres de Daft Punk « disent qu’ils font partie de la première génération qui n’ait pas eu à choisir entre la disco et le punk ». Ne sachant à quoi rattacher la disco (grands récits ? déconstruction ?), le lecteur doit attendre l’entretien avec les philosophes Elie During et Patrice Maniglier (« Que reste-t-il de la pop’philosophie ? »), initiateurs en 2003 du livre collectif Matrix, Machine philosophique, pour entrevoir ce qui constituerait un projet commun aux auteurs réunis, au-delà d’un intérêt pour l’étude d’objets pop ou d’œuvres inspirées par la culture pop. Ce projet, ils le nomme « technophilosophie », histoire d’actualiser le peut-être trop vintage concept de pop philosophie, élaboré dans les années 1970 par Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Ce concept de « technophilosophie », qu’il faut entendre comme l’idée « d’une philosophie d’ambiance, au sens ou on parle d’une techno ambient », définit selon During et Maniglier un type de pratique philosophique qui correspondrait à notre époque : « une philosophie d’ambiance, c’est d’abord une philosophie qui travaille à partir de trames (…), qui fait fond sur quelque chose qui est dans l’air, un engouement, des thèmes, un décor d’époque ». Il est loisible ici de faire résonner ces propos avec un des états les plus visibles de l’art contemporain, que l’on peut qualifier de néo-pop ou d’ambiance, pratiqué notamment par des jeunes artistes suisses ou liés à la scène artistique suisse (par exemple, Stéphane Dafflon), informés par la génération néo-géo et simulationniste des années 1980 (les Américains Halley, Steinbach, Bickerton et Koons, les Suisses Mosset et Armleder) et par des quadragénaires relais (de Fleury à Veilhan). Il est aussi possible de songer au traitement curatorial pop de la question philosophique des limites entre art et non-art, proposé dans l’exposition Cinq milliards d’années (2006) par Marc-Olivier Wahler, auteur dans Fresh Théorie et directeur du Palais de Tokyo à Paris, sur fond de trames du néo-pop d’ambiance et d’un néo-minimalisme de science-fiction. Bref, tout ceci nous renvoie à la question d’une attitude pop comme style et comme mode de traitement de l’art et de la théorie — et pas seulement de la French Theory, puisque Wahler se déclare, par exemple, féru de philosophie analytique américaine.

Cette attitude pop, qui innerve aujourd’hui un grand nombre de pratiques artistiques, théoriques, curatoriales et critiques, a une histoire qui a en partie à voir avec les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, consécutives à des modes particuliers de réception et d’interprétation d’œuvres du corpus philosophique français dont le livre de Cusset analyse les « usages ». Revenir sur quelques-uns de ces usages au tournant des années 1980 permettra d’en saisir les enjeux symboliques et de cerner les problèmes esthétiques et idéologiques que posent un style et un mode de traitement pop de la théorie, de l’art et des objets pop. Un exemple marquant, ayant presque valeur de paradigme ou de cas d’école, est celui de l’importance qu’accorda l’artiste new-yorkais Peter Halley à l’articulation théorique de sa peinture avec des aspects de la French Theory, dans un contexte où certains concepts semblaient engager à la fois une critique postmoderne du modernisme (biopouvoir, société de contrôle) et traduire un nouvel état, postmoderne, du monde et des rapports au réel (simulacre, simulation).

Le stade stabilo-boss du Pop
« La sphère de la réification et de la normalisation se trouve ainsi étendue à ce qui en est la contradiction absolue, c’est-à-dire ce qui passe pour anormal et chaotique. L’incommensurable devient précisément, en tant que tel, commensurable » (Theodor Adorno, Minima moralia, 1947).

Ancien étudiant à Yale, lecteur de Derrida, Virilio et Foucault, Halley fut surtout fasciné par les écrits de Baudrillard, dont le livre de 1972, Pour une critique de l’économie politique du signe, fut traduit aux Etats-Unis en 1981. Beaucoup d’éléments qu’Halley et ses collègues simulationnistes mirent ensuite en scène dans leur économie picturale, sculpturale et discursive y sont déjà présents et problématisés : le fétichisme du signe, la valeur d’échange des signes dans l’art, les simulations et l’esthétisation du réel. L’échange symbolique et la mort (1976) puis Simulacres et simulation, paru en 1981 et vite traduit en anglais, enfoncent le clou. Le réel se serait volatilisé et le monde devenu une abstraction à force de reproductions et de reproductions de reproductions, à tel point que la totalité des échanges se situeraient désormais sur un nouveau plan que Baudrillard nomme hyperréel (en référence à l’hyperréalisme). Halley concèdera avoir lu Baudrillard comme si Warhol avait écrit ses livres. De fait, le Pop Art est pour Baudrillard le symptôme de ce qu’il présente comme un tournant esthétique, mais surtout technologique et économique. De son côté, le philosophe déclara en 1987, lors de deux conférences au Whitney Museum et à l’Université de Columbia à New York, qu’il « ne peut y avoir une école simulationniste parce qu’on ne peut pas représenter le simulacre ». Au grand dam des artistes simulationnistes qui, d’Halley à Koons, avaient déjà essuyé ses refus de coopération, et à la stupeur du nombreux public dans un contexte où le nom de Baudrillard était une telle référence qu’il avait été « nommé ex-officio au comité de rédaction d’Artforum ». Le malentendu tient, pour le philosophe, au fait que les simulationnistes aient cru que la simulation puisse être représentée alors que son concept désigne, dans sa pensée, un nouveau régime du signe après la représentation qui, de surcroît, signifierait la mort de l’art.

Ce malentendu est instructif à plus d’un titre. D’abord, parce qu’il pointe qu’Halley, comme beaucoup d’artistes mais aussi de jeunes intellectuels juste sortis de l’université, font un usage littéral de concepts fétichisés, surtout si ceux-ci imposent le sentiment de fournir un système pour comprendre le monde dans sa globalité. Or, la pensée de Baudrillard a, pourrait-on dire, cette faiblesse de présenter le mode économique dominant des échanges des signes comme le grand et unique texte sans alternative du monde. Pour lui, tout était dit depuis le Pop Art, rien ne servait qu’un « sous-produit » s’y ajoute ou passe, en quelque sorte, du stabilo-boss fluo sur ses phrases qui décrivent un phénomène qui ne le rendait pas spécialement heureux. Or, Halley et les simulationnistes new-yorkais n’ont cessé dans les années 1980 de se convaincre et de vouloir convaincre le monde de l’art qu’un nouveau régime économique des signes esthétiques, à l’instar des autres signes soumis aux échanges économiques et symboliques, s’était établi et définissait une nouvelle réalité, où la dimension critique de l’art était de plus en plus difficile à activer ou à rendre efficace malgré leurs velléités a priori critiques. Pour s’en convaincre, il leur fallut affirmer que ce nouveau régime s’identifiait à un stade postmoderniste de l’histoire, selon d’une vision historiciste (le postmodernisme suit naturellement le modernisme sans qu’on y trouve quoi que ce soit à critiquer ou à dialectiser) qui débouche sur l’illusion d’un temps post-politique et même post-historique. « Je crois qu’il est difficile, aujourd’hui, de parler d’une situation politique », osait avancer Halley en pleine révolution conservatrice reaganienne : « la politique, de même que la réalité, est une notion dépassée. Nous nous trouvons dans une situation post-politique ».

Pour l’historien et critique d’art new-yorkais Hal Foster, cette conception post-historique et post-politique ne pouvait que satisfaire les nouvelles élites financières (les yuppies ou symbolic analysts) qui étaient à l’origine du boom contemporain du marché de l’art car elles partageaient une même vision du monde. Quand les peintres néo-géos (Halley, Taaffe, Mosset…) considéraient l’histoire de l’art comme un stock de ready-mades appropriables comme signes de peinture selon un processus de fétichisation « de ses signifiants qui occulte l’historicité de ses pratiques », ils livraient « cet art au pouvoir de notre économie politique du signe-marchandise dont il est l’emblème bien plus que la critique ». Quand les auteurs de « sculptures-marchandises » (Koons, Steinbach) traitaient « le ready-made comme une abstraction » et substituaient « le design et le kitsch à l’art », ils induisaient un rapport de complicité cynique avec ceux qui voulaient croire, avec Steinbach, que « les distinctions entre une élite et le grand public (étaient) en train de se brouiller ». Foster en conclue que l’artiste simulationniste « comme le collectionneur avaient tous deux tendance à considérer l’art en termes de distinction et de portefeuille d’investissements, comme ils avaient tendance à fonctionner selon l’ethos conventionnaliste qui traite presque tout comme un signe-marchandise à échanger ». On pourrait ajouter qu’il n’en va pas autrement des références théoriques, elles-mêmes converties en signes de distinction et en signes-marchandises selon un procédé bien connu depuis qu’Adorno en a fait la critique, de fétichisation et de réification qui signifie toujours, dans le même temps, trahison et détournement des concepts et des noms propres.

Cusset retient toutefois du « quiproquo simulationniste » vis-à-vis de la pensée de Baudrillard que la démarche de Halley traduit un « besoin de théorie qui s’était fait jour alors, en une situation historique singulière ». Cette situation est celle de « la première génération d’artistes américains élevés avec la télévision dans les banlieues de la classe moyenne, et arrivant trop tard pour le pop art ou la culture beat ». Celle-ci « n’en éprouvait pas moins le besoin d’une rupture symbolique avec les valeurs du consensus — l’humanisme émersonien américain, la culture moderniste du demi-siècle, et ce qu’il appelle le transcendantalisme artistique ». Certes, Halley n’est pas Koons, cette figure exemplaire d’ancien courtier devenu artiste, dont les œuvres exposent sans complexe le lien dénoncé par Foster entre idéologies simulationniste et libérale. Certes, Halley n’est pas Armleder non plus, lequel se passe totalement de références théoriques pour produire depuis le milieu des années 1970 des œuvres qui produisent les mêmes effets d’exposition que les « sculptures-marchandises » simulationnistes et qui véhiculent une même circulation des signes picturaux ready-madés et des ready-mades esthétisés jusqu’à affirmer l’équivalence de tout, sans « a priori, ni conviction esthétique », du moment que cela fasse joli ensemble et que cela puisse « féliciter ses spectateurs pour leur acuité dédaigneuse » (le complément symbolique de distinction cynique typique des années 1980, basée sur le mépris et la complicité). Le tout débouchant, notamment et pour ce qui concerne l’actualité du marché des visibilités dans l’art, sur une conception décorative, design et ambiante de l’art, un néo-pop cool et distingué entre autres remarquables sur la scène artistique suisse (Armleder faisant figure de référence) et, sur un plan musical, avec le succès intercontinental de la French Touch (Daft Punk faisant ici figure de référence, comme on l’a vu pour Fresh Théorie, au-delà de la sphère musicale).

Le jargon de la raison cynique
En fait, la « bonne volonté théoricienne » d’Halley masque difficilement ses lacunes critiques et politiques, tout comme son incapacité à dialectiser quoi que ce soit en raison de son assimilation acritique d’un nouveau régime de la simulation à la postmodernité, prise naturellement comme nouveau contexte post-politique et post-historique. Cette bonne volonté n’est tout simplement pas à la hauteur des enjeux portés par les concepts et les pensées auxquels il se réfère, car son approche théorique ressortit à un usage essentiellement culturel, estudiantin et utilitaire des références, au risque de se voir accusé par Foster d’avoir participé au détournement d’une « méthode critique comme la déconstruction (…) pour mieux se positionner dans le monde de l’art ». La démarche d’Halley serait alors exemplaire d’un brouillage des stratégies critiques. Si sa volonté de s’outiller sur un plan théorique pour développer une critique en pratique de paradigmes esthétiques considérés comme vieillissants mais toujours dominants est indéniable, il a fait de ces outils conceptuels un usage réifié et jargonneux — au double sens d’un mauvais usage de la langue et des concepts qu’il emprunte et d’une apparente technicité d’une langue spécialisée. Ce jargon, il le partagea avec d’autres artistes qui privilégiaient le même portefeuille de concepts fétiches, mais aussi avec la nouvelle clientèle de symbolic analysts dont parle Foster. Le plaisir procuré par les œuvres et les discours simulationnistes à cette élite financière a conduit les artistes concernés à revendiquer comme conscience critique l’ambiguïté même de cette situation de complicité. Foster identifie cette attitude à la raison cynique, cette « fausse conscience éclairée » critiquée par Peter Sloterdijk. Aussi, la particularité du jargon simulationniste est-elle qu’il soit un jargon de l’inauthenticité assumée : les artistes, tels « des touristes et des voyeurs, étrangers à (leur) propre expérience » (Haim Steinbach), mais ayant les « qualités requises d’agilité et de sens de l’orientation dans un univers pléthorique » (Stephen Ellis), ont « le sentiment d’être complices de la production du désir » (Steinbach). Quant au spectateur, il serait désormais « une tablette sur laquelle sont gravées toutes les citations qui constituent le tableau sans qu’aucune ne soit perdue » (Sherrie Levine), ce d’autant plus que les artistes seraient « devenus des gens extrêmement culturels » (John Armleder), pas plus et pas moins que n’importe qui dont l’identité se constituerait désormais exclusivement à partir d’un fond indistinct de culture savante vulgarisée et de culture pop valorisée.

Cette raison cynique s’est depuis répandue, en même temps qu’un jargon pseudo théorique marqué par une conception marketing du langage que l’on rencontre aujourd’hui particulièrement à l’œuvre chez les commissaires d’expositions et responsables d’institutions, dont le pouvoir symbolique s’est accru au point de faire le lien entre la figure de l’artiste et celle du trader manipulant les signes et les valeurs susceptibles de produire du capital. Il n’est qu’à songer au manifeste du « realitysme » d’Éric Troncy, d’inspiration vaguement baudrillardienne, ou encore à la conception « furtive, spectaculaire et photogénique » des expositions de Marc-Olivier Wahler, tous deux marqués par la question de l’indistinction possible entre œuvre et non-œuvre, art et non-art, temps réel et virtuel depuis les ready-mades de Duchamp jusqu’aux peintures ready-madés de Mosset, en passant par les Screen tests de Warhol. Et que dire de la représentation, proposée en 2001 par Nicolas Bourriaud, des artistes en « sémionautes » et « locataires de la culture » dont l’économie du travail serait fondée sur la « postproduction » et le mixage de « donnés » ? La théorie de l’esthétique relationnelle, élaborée par ce dernier à partir du milieu des années 1990, était pourtant a priori partie d’une bonne volonté théoricienne, motivée par le désir de proposer une alternative à la domination du marché et à la réification de tout, y compris de l’art. Toutefois, la méthode posait d’emblée un problème critique majeur puisque la pensée de Bourriaud se développait sur le mode de la parataxe — « ce procédé littéraire de l’énumération spasmodique, de la juxtaposition elliptique, sans lien » qui le conduit, par exemple, à paraphraser Merleau-Ponty tout en le « duchampisant » grâce à la substitution/insertion d’un mot — et du syncrétisme idéologique. Esthétique relationnelle faisait en effet usage de concepts et de noms propres inconciliables, du matérialisme aléatoire d’Althusser à la théorie de la reliance de Maffesolli, de l’éthique du visage chez Levinas à l’inconscient machinique selon Guattari. La culture du digest était dans ce cas mise au service de l’élaboration d’une fable œcuménique du spectateur émancipé, d’une parodie de néo-avant-gardisme critique et politique qui occupa pendant quelques années un créneau déserté par artistes et théoriciens avant qu’on observe une réhabilitation des pensées philosophiques et politiques dissensuelles, portées notamment par deux philosophes français peu visibles et utilisés sur la scène french théorique française comme américaine jusqu’à récemment (Badiou et Rancière).

Horizon d’attente
Que Bourriaud ait fait figure de penseur théorique de l’alternative au libéralisme esthétique des années 1980, jusqu’à ce que sa reprise des modèles simulationnistes dans son livre Postproduction (2001) et sa définition du Palais de Tokyo comme un lieu labellisé d’expérience culturelle globale ne trahissent sa conception marketing de la culture, y compris de la théorie critique, en dit long sur le malaise dans l’esthétique et l’importance de l’attente en matière théorique et critique. Quid, dans ce contexte, de Fresh Théorie, qui prétend en quatrième de couverture que ses « auteurs rafraîchissent la théorie » ? Seuls trois articles sortent réellement du lot dans le premier volume (562 pages) : celui de Laurent Jeanpierre consacré à « La place de l’exterritorialité », aux « politiques du déplacement » et aux ambiguïtés idéologiques des diverses valorisations du mouvement et de la fuite depuis les années 1970, celui d’Olivier Schefer qui retrace les problèmes posés par la sacralisation du désastre et de la catastrophe dans l’imaginaire philosophique et cinématographique contemporain, et celui de Catherine Malabou qui interroge les conditions d’un dépassement de « l’éternel ressassement post-postmoderne ». Pour le reste, dominent des études plus ou moins génériques — études culturelles, sciences de l’information et de la communication —sur des objets industriels courants (DVD, GPS…) ou relativement singuliers (afrofuturisme, dub asiatique…). Peu de choses, en tout cas, pour fonder quelque chose d’ambitieux et créer un contexte propre à générer de nouvelles perspectives théoriques et critiques.

Même les ambitions technophilosophiques de During et Maniglier font un flop, tant dans leur entretien que dans l’article du premier consacré à la question de la machinerie du virtuel dans les films Tron et Matrix. During est fasciné par l’effet spécial dit « bullet time » qui consiste en un ralentissement visuel de la durée du trajet d’une balle qui fend l’air, couplé à une vision panoramique de la scène depuis tous les angles de la caméra et à un pivotement inverse de l’axe de la scène suspendue sur le mode de la parallaxe. Il en tire une conception de la durée, éprouvée depuis Bergson, mais sans une once de la densité philosophique de ce dernier : « l’effet spécial d’anamorphose temporelle appelé « Bullet-Time » fait voir de manière presque tangible que l’expérience de la réalité virtuelle (le virtuel comme expérience) est avant tout une expérience singulière de la durée, c’est-à-dire d’un différentiel de durées ». Or, qui a vu ne serait-ce qu’un épisode du dessin animé des années 1990 Dragon ball Z, connaît ce procédé profondément kitsch et efficace de captation-fascination des spectateurs : hyper ralentissement, suspens, panoptisme et parallaxe et, après la coupure publicitaire, ça repart de façon hystérique. Cette dimension-là n’est jamais envisagée par During qui semble, en fait, réduire son approche de cet objet pop à un usage distinctif : sa philosophie reçoit ainsi une « signature pop », dans un jeu de transfert avec le film qui avait lui-même intégré une « signature théorique » dans une courte séquence où l’on voyait le héros, Neo, brandir Simulacres et simulation de Baudrillard. Cette fascination pour un pauvre effet spécial l’empêche enfin de voir l’essentiel du dispositif kitsch du film, à savoir que les réalisateurs « ont habilement renouvelé une histoire de Messie archétypale en y ajoutant un zest de théorie postmoderne ».

S’il est nécessaire de prendre au sérieux les objets pop, ce n’est certainement pas à la manière distinctive de During, ni à la façon de ceux qui n’en tirent qu’une théologie de la catastrophe et une mystique du désastre (à la Virilio ou à la Stiegler). La traduction du maître-ouvrage du philosophe américain Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif (Beaux-arts de Paris éditions, 2007), vient à point nommé pour tracer des perspectives théoriques et méthodologiques importantes. Ne serait-ce que parce qu’il ne se départit pas d’une approche résolument critique, héritée de la tradition dialectique moderniste qui lui interdit toute réduction tout en le portant à ambitionner une critique totalisante, riche des complexités et des contradictions qu’il découvre au sein même de sa tradition et des discours postmodernes. Ne serait-ce, aussi, parce que son champ d’étude englobe tant le cinéma que l’art contemporain, la littérature et l’architecture, au travers d’études cas et de croisements intertextuels. Contrairement à During, Jameson produit des lectures critiques des objets pop comme dispositifs pour en analyser les symptômes culturels et idéologiques autant qu’économiques. Ainsi de ses études devenues canoniques du dispositif spatial du Westin Bonaventure Hotel de Los Angeles (John Portman & Associates Inc., 1977) et de la « nostalgie du présent » chez Philip K. Dick ou David Lynch. Avec son Postmodernisme (publié en 1991), Jameson est depuis les années 1980 — cette somme est une reprise d’articles et conférences — une référence incontournable aux Etats-Unis et pour ceux qui, ailleurs, savaient le lire dans sa langue complexe héritée d’Adorno et cherchaient une pensée alternative forte à la doxa postmoderne-prête-pour-le-marché dont les simulationnistes furent les champions. Design & crime de Foster (2008) s’inspire en partie de cette méthode pour analyser l’évolution du statut culturel du design dans l’architecture et l’art contemporain, de même lorsqu’il croise les exemples de Paul Auster, Jim Jarmush et Rachel Whiteread pour interroger les dimensions spectrales dans l’art actuel. Ce dernier livre tout comme, de Jameson, La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain (2007), ont récemment paru dans une nouvelle collection dirigée par François Cusset et Rémy Toulouse, « Penser/croiser », aux jeunes éditions Les prairies ordinaires. Cette collection croise des pensées issues de différents champs des sciences humaines — philosophie politique, anthropologie, sociologie, études littéraires, théorie de l’art — et rafraîchit autrement la théorie que Fresh Théorie. En tout cas, si Le postmodernisme de Jameson peut être appréhendé comme une somme historique et philosophique de référence sur la logique culturelle et idéologique du postmodernisme, pour ancrer et dessiner de nouvelles perspectives théoriques en ces temps de noces industrielles entre la culture et le capitalisme, il est à envisager que Les prairies ordinaires et d’autres initiatives seront à la hauteur de l’horizon d’attente généré par les renversements idéologiques et marketing de la théorie critique.