La dimension critique du réseau

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L’image tangible

L’image tangible

Pendant deux mois, la première Biennale de l’Image Tangible propose un parcours itinérant, dans le XXe arrondissement de Paris, à la découverte de nouveaux langages et de nouvelles pratiques contemporaines autour de l’image photographique : un dépassement de sa forme traditionnelle.

Le concept d’image tangible, à savoir l’image comme « preuve », affirme l’authenticité d’un fait et la réalité de l’objet, qu’est toute photographie. Depuis son invention, le médium photographique nous confronte à la question du rapport au réel : à partir du traitement des faits historiques, de l’interprétation des événements sociaux, de la réflexion autour de notre entourage visuel et de l’essence même de notre mémoire collective, mais surtout de ce que nous appelons réalité. À notre époque, celle de la post-vérité, quand les faits objectifs sont moins influents dans la formation de l’opinion publique plutôt que les faits émotionnels, dans quelle mesure la photographie nous confronte-t-elle à son « être tangible » ?

En effet, le terme tangible appliqué à l’image pourrait connaître une double définition : il peut s’agir d’ « (…) une réalité qui ne serait pas mise en doute » (l’image tangible comme preuve), mais cela peut aussi signifier qu’ « on peut connaître (la réalité) et la percevoir par le toucher ». Cela évoque une image perceptible par sa manipulation, avec laquelle on pourrait interagir ; quelque chose qui sort de ses limites techniques, standardisées et nous plonge dans l’essence chimique ou numérique d’un médium qui est désormais un objet d’expérimentation. Grâce à son être malléable, la photographie est ainsi tangible, en remettant en question sa technicité pour devenir une substance à explorer. La dégradation, l’altération, les superpositions détournent l’écriture de la lumière de sa fonction originelle, afin de laisser surgir des nouvelles formes de représentation, des interprétations du réel. Cependant, la technique photographique est au service de l’art, influencée par des approches artistiques depuis les années 1970.

« Photo-sculpture », univers numérique et installations sont les grands axes d’expérimentation que les artistes de la première édition de la BIT20 nous révèlent à travers une exposition principale et douze expositions satellites. La riche sélection des œuvres présentées fait voyager le spectateur à travers une gamme d’images « réactualisées » : des photographies peintes alternent avec des transferts d’images sur pierre ; superpositions, collages et photomontages forment des paysages intérieurs, utopiques, entropiques ; des « négatifs-végétaux » montrent des visions cosmiques où la sensibilité de la matière photographique est centrale. Les appareils numériques et les filtres Photoshop nous amènent vers des réalités déformées.

Le lien entre l’individu et le web est si puissant, dans la société contemporaine, que les dispositifs informatiques facilitent une connexion perpétuelle à l’information. Les contenus d’actualité reproduits de manière exponentielle nous envahissent quotidiennement. Nos regards, saturés par la brutalité redondante des contenus, se détachent de ces réalités avec une certaine légèreté, en amorçant une contradiction qui en comporte l’oubli. L’impacte des images sur notre perception est, souvent, relativement proportionnel à la violence qu’elles décrivent. Face à cette problématique, la série Ici ou Ailleurs de Lisa Sartorio (Villa Belleville) interroge la résistance de la mémoire collective contemporaine confrontée à la double connotation du terme tangible. La surabondance d’images devient une matière à travailler, pour l’artiste, qui s’approprie des photographies d’actualité, « preuves » de lieux détruits par la guerre.

Imprimées en jet d’encre sur papier Awagami kozo, le noir et blanc des poussières des bombardements et du béton effondré se mélange à l’empreinte des mains de l’artiste. Lisa Sartorio intervient directement sur la chaire des photographies des conflits, en explorant une esthétique de l’effacement et de la défiguration par les techniques de suppression, dont le gommage et l’effritement. La texture du papier usé, presque réduit en poussière alterne avec des zones de bas relief et fusionne avec le désordre des ruines, en révélant la fragilité d’un vécu réel détruit par la violence humaine. Le support photographique devient métaphore des violences de la guerre : un lieu, un objet de mémoire qui enregistre les gestes de l’artiste, et dont la force plastique amplifie le mal d’une réalité dans la matière même des photographies.

Des techniques d’intervention manuelles sur la matérialité photographique, succèdent aux programmations informatiques de destruction de l’image. Natural Glitch de Thomas Cheneseau (Galerie Derniers Jours) est une série hybride, où la nature de l’image numérique se mêle à l’artificialité de l’erreur informatique. Ces artefacts créent des paysages naturels montrant un pourcentage de l’image « dysfonctionnant » par la corruption du code de l’image numérique. L’erreur informatique surgit, dans ces paysages sublimes, pour affirmer une esthétique fragmentée, répétitive, aléatoire. Des tracés verticaux se succèdent sur l’écume marine, détournée d’une manière telle que son être liquide devient palpable. Au fur et à mesure de la contemplation de l’œuvre, l’esthétique de l’erreur rend l’eau « gelée » des vagues, en rappelant des points d’iceberg laissés écouler vers les abysses.

Ces paysages « glitchés », causés par cette forme de ruine informatique, évoquent une vision dystopique d’un futur imminent, en ouvrant à des questions d’actualité sociale et écologique, comme l’impacte du progrès technique et numérique sur notre planète. Corrupt.video est une œuvre interactive in situ, Place de la Réunion à Paris, réalisée par Martial Geoffre-Rouland et Benjamin Gaulon, dont on retrouve aussi l’esthétique du glitch. Dans ce cas, le « glitch art » sort dans la rue et le dispositif invite le public à se filmer pour ensuite retrouver la propre identité déformée, projetée sur les murs de deux immeubles du quartier.

Le travail de Anne-Camille Allueva, La cinquième dimension (Confort Mental), se centralise lui sur la question de la photographie comme structure matérielle, dont elle explore les spécificités liées à l’espace. La photographie est ici un objet sculptural et interroge les processus de création, d’apparition de l’image. L’artiste présente des structures métalliques qui encadrent des tirages sur double vitrage : les monochromes reflètent la lumière de l’espace d’exposition. Le reflet, l’absorption de la lumière et les enjeux sur les transparences invitent le spectateur à se confronter à l’œuvre. La matière photographique, protagoniste absolu de ces structures minimalistes, contraste avec l’immatérialité de l’espace projeté qui tente de se reconstruire sur ces surfaces spéculaires. Ces œuvres posent la question de la photographie comme transfiguration du réel, en faisant appel à ce caractère tangible questionné par la Biennale. La cinquième dimension retranscrit le décalage et l’interprétation du réel que l’appareil mécanique enregistre sur sa chaire argentique. Le spectateur expérimente et fait l’expérience d’un visible matérialisé à travers une perception augmentée et concrétisée par ces dispositifs photographiques.