Dans la série « Fracture » de Sandra Fastré, la nuit n’occulte pas les choses, au contraire elle les révèle. L’élément végétal est par ailleurs récurrent. A l’image d’un buisson, succède ainsi dans un diptyque celle de ses jambes qui semblent plissées comme le tissu de ton short en jean, tandis que l’on devine, à l’arrière-plan un lierre….
Yannick Vigouroux : Un événement traumatique est, je crois, à l’origine de la série fracture ?
Sandra Fastré : Ce travail évoque un accident de la route vécu il y a 20 ans qui s’est déroulé au petit matin ; il faisait encore nuit. Celui-ci traduit mon état avant et après le choc. Les souvenirs que j’en ai sont à la fois précis et flous. Je revois cette route, les platanes, la bande blanche sur ce bitume grâce aux phares de la voiture, et puis plus rien… Le choc de la tôle contre les deux platanes est une énigme, un trou noir dans ma mémoire. Et puis le réveil, cette voix qui m’appelait, d’abord lointaine puis plus précise. Cette voix inconnue m’a sortie de cet état d’inconscience. J’ai compris à ce moment précis, même si mes pensées étaient très confuses quant aux circonstances de l’accident, que quelque-chose de grave venait de se produire.
La nuit est aussi révélatrice d’une autre approche de notre environnement : elle permet une toute autre appréhension du monde qui nous entoure. Elle possède une dimension mystique, qui déforme la vision. Elle représente quelque chose d’énigmatique mais aussi d’effrayant, d’obscur.
YV : Et donc pourquoi, aussi, cette omniprésence du végétal ?
SF : Le végétal évoque l’après. Le chêne symbolise la solidité, le lierre est connu pour ses vertus régénératrices et persistantes ; l’eau et les arbres très noirs indiquent cette fracture et le travail qu’il a fallu réaliser après l’accident. Dotée d’un caractère de « fonceuse », je ne me suis pas laissée abattre après l’annonce des conséquences de l’accident. Au contraire, j’ai puisé dans ce qui me restait encore comme énergie et force pour retrouver motricité et dextérité. Je voulais à nouveau être pleinement autonome dans mes mouvements, l’appréhension des objets, des sensations de chaud, de froid, de mou, de dur, de léger, de lourd, etc. Ce ne fut pas une partie de plaisir, car à 20 ans avoir l’impression de revenir aux phases d’apprentissage d’un enfant est un ressenti que je ne souhaite à personne.
Enfin l’association des deux, nuit et végétal, fait écho à la représentation que je me faisais de mon corps qui a été mise à rude épreuve. La réappropriation de ce dernier meurtri par les cicatrices a été longue et douloureuse. J’ai longtemps caché ces blessures. Le regard de l’autre me dérangeait car je ne m’acceptais pas. J’avais l’impression que l’autre ne percevait que les boursouflures sur mes genoux. Par conséquent je portais uniquement des pantalons dès le printemps. Pour être honnête, c’est en effectuant ce travail photographique que j’ai commencé à modifier mon style vestimentaire à une période où j’avais plutôt tendance à me cacher.
YV : Tes photographies ont été prises avec du film Fuji Instax Wide, un film instantané proche du célèbre procédé polaroïd. Il me semble qu’un tel choix encourage une esthétique plus spontanée ? Tu m’as parlé de lâcher-prise…
SF : en début d’année, à l’occasion d’un stage en photographie avec Claudine Doury, j’ai pris conscience que je cherchais à tout contrôler dans mes prises de vue. J’avais beaucoup de choses à dire mais il manquait ce lâcher-prise. Au mois de mars j’ai fait l’acquisition de cet appareil Fuji et j’ai commencé à prendre des photographies. L’outil et l’ “esprit polaroïd ” m’ont poussé à ne plus penser autant à la technique et j’ai regardé mon entourage, les objets et mon univers d’une façon complètement différente. J’ai pris deux à trois images presque instinctivement. Un objet, la lumière qui s’y projetait, un paysage ont ainsi été saisis sans aucune préméditation de ma part. C’est en regardant par la suite ces photographies que j’ai compris que je parlais plus justement de moi-même et de mon vécu.
Ce stage a provoqué une profonde remise en cause de ma pratique. Ce fut un peu comme une révélation. Par « lâcher-prise » j’entends une esthétique non réfléchie, non analysée au moment de la prise de vue. Un peu comme si les acquis techniques devenaient un automatisme. J’ai appris à me faire confiance et j’ai continué à photographier.
YV : Il me semble que travailler avec un tel boîtier incite à adopter des angles et une distance différente au sujet. A photographier l’avant ou l’après plutôt que le célèbre « instant décisif » d’Henri Cartier-Bresson, voire des instants « non décisifs ». C’est le cas d’ailleurs avec tous les appareils recourant à une technologie ou une technique rudimentaire. Le positionnement physique et mental est autre.
Retrouver la matérialité du film instantané va je trouve chez toi de pair avec la volonté de reconstruire ton identité physique…
SF : je suis complètement d’accord. Le fait d’utiliser le Fuji me permet d’aborder mon environnement avec une distance toute autre.
La suite du travail proposé dans « Fracture » fait aussi référence à la reconstruction psychique nécessaire. Je me suis perdue et oubliée pendant 20 ans. En une fraction de secondes ma naïveté et ma jeunesse ont été balayées par des préoccupations différentes de celles d’un jeune qui commence dans la vie. A vrai dire j’avais pris un mauvais départ en ce jour de juillet. Cela a entraîné un profond bouleversement dans mon rapport à l’existence, de nouvelles priorités se sont imposées. Mes sourires et ma joie de vivre se sont atténués. Malgré tout ce travail ne se veut pas pessimiste. Au contraire, l’analyse faite et la suite des images traduisent mon souhait de me réconcilier avec moi-même. Mon envie d’harmonie et d’unité se dégagent au fil du projet. Et pour accéder à celles-ci, il devenait vital de me confronter à mes peurs et à mes échecs. La photographie m’a permis de poser des mots, des sensations sur ce que je contournais depuis des années. Je me suis tout simplement regardée dans un miroir pour avancer et envisager mon futur autrement.