Au lendemain des Indépendances au Sénégal, la dynamique des arts et le « dialogue des cultures » avait besoin d’être encouragée par l’État : son président, Léopold Sédar Senghor, penseur, poète, critique d’art et ami de nombreux artistes, a fédéré autour de lui des dispositifs innovants. L’envergure de ses rêves grandioses et ses réalisations s’exposent de manière dense dans un espace du musée du Quai Branly.
La forte personnalité du poète et homme d’État Léopold Sédar Senghor (1909-2001) l’un des pionniers avec Aimé Césaire de la « négritude », mouvement réunissant des écrivains francophones noirs, président du Sénégal de 1960 à 1980, premier écrivain Africain à siéger à l’Académie française en 1983, sert de fil conducteur au parcours qui insiste sur les désirs et les combats d’une époque récente. Des œuvres des peintres sénégalais ( Ibou Diouf et son Conseil des Sages de 1974, Les Anciens nous regardent de 1979 du peintre Iba N’Diaye, d’autres encore) sont présentées. Des poèmes de Senghor sont lus, déclamés, tandis que sont exposés ses recueils de poèmes illustrés par Manessier, Hartung, Zao Wou-Ki, Vieira da Silva… ce qui illustre très concrètement l’idée d’un « dialogue des cultures ».
« Arracher les rires Banania des murs de France »
Ce vers de Senghor annonce son programme culturel. Après la Seconde Guerre mondiale à laquelle il a participé, après les Indépendances, la lutte pour la reconnaissance de la présence africaine était tout à la fois esthétique et politique. Quelle image positive donner de l’Afrique ? Les arts africains traditionnels, déjà reconnus en Europe, doivent aussi être compris dans un de leurs pays d’origine. Mais surtout, une renaissance artistique doit être encouragée. L’idée universaliste « d’art » séparant les objets d’art de leur fonction anthropologique magico-religieuse se décline dans les encyclopédies et les musées, celui du quai Branly en premier lieu, où cette mise en perspective y est bienvenue.
L’Afrique a fait l’objet d’appropriations culturelles diverses : esthétique, avec le goût de nombreux artistes occidentaux pour l’Art Nègre, ethnographique et photographique pour documenter à l’époque coloniale l’altérité de ses peuples. Au Sénégal, Senghor a voulu que les arts participent à l’action culturelle dans son pays avant de mettre les artistes au service de sa diplomatie culturelle. En 1966 est organisé à Dakar le premier Festival Mondial des Arts Nègres : musique, danse, théâtre, arts plastiques y sont représentés.
La « négritude »
Reprenant le terme de « négritude » à Aimé Césaire, Léopold Senghor en fait un concept positif qui universalise la condition noire : elle appartient de fait à une condition humaine comprise dans sa diversité. Les afro-américains, les populations créoles et même Picasso décrit comme « nègre », puisque c’est ainsi qu’il se présentait lui-même, appartiennent à une « négritude » qu’il faut interpréter comme une avancée esthétique et philosophique.
Les institutions politiques doivent encourager, développer et ouvrir l’art au public. Le « Musée dynamique » de Dakar, où exposèrent Picasso et Soulages, son théâtre qui exporte ses mises en scène à l’étranger, son école des arts, sa manufacture de tapisserie font partie de l’action de Senghor en faveur de la culture au sens large, au-delà de l’affirmation de la présence africaine. Il milite aussi pour que des artistes sénégalais soient reconnus en France et ailleurs.
L’instrumentalisation politique de l’art par Senghor en Afrique est comparable à la politique culturelle d’un André Malraux en France, puis de Georges Pompidou, dont Senghor fut le condisciple et qu’il a fréquenté. La culture n’est pas seulement un mode d’action privilégié en faveur des arts, elle libère l’artiste de son enracinement pour qu’il contribue à un art collectif mondialisé. Le volontarisme de Senghor pour promouvoir l’art du Sénégal fut cependant contesté en 1974 quand Issa Samb brûla ses toiles retenues pour l’exposition Art sénégalais d’aujourd’hui au Grand Palais, ce qui donna lieu à la création du mouvement collectif Agit’Art. Entre engagement politique et reconnaissance étatique, la place de l’art et des artistes dans la culture comme instrument politique reste une question d’actualité, en Afrique comme ailleurs.
« Réinventer l’universel »
Les études décoloniales tendent à enfermer les africains dans une conception identitaire de leurs cultures qui fait retour vers un passé mythifié, origine où fables, mythes et croyances dominent. Mais l’universalisme ne peut-il pas reconnaître la diversité des particularismes culturels ? La création artistique et les artistes permettent de penser l’identité comme une dynamique permanente entre des cultures en devenir capables de dialoguer qui se situent dans une relation de complémentarité. Cette conception de Senghor prélude à une nouvelle forme d’universalité. La bêtise ethnocentrique pensant que le Noir serait un « sauvage » est démentie par le raffinement des arts qu’il a produit dans ses multiples traditions, par l’étendue de sa culture et par la complexité de sa pensée, mais ces témoignages d’une présence africaine doivent encore être connus pour qu’elle soit reconnue. Pour Senghor, l’art pense le monde ; c’est pourquoi il nous faut penser l’art :
« La responsabilité qui place l’humain au centre du monde de forces dans lequel il vit lui enjoint de favoriser le renforcement (qui définit ce qui est bien) et de s’opposer au déforcement (qui est le mal) pour employer le néologisme que forge le poète-grammairien (L. Senghor était agrégé de grammaire) … La création artistique est le modèle par excellence du renforcement, elle en éclaire la signification. L’artiste africain réunit ainsi les forces qui constituent son matériau, bois, végétal, cuivre, minéral, ivoire, etc., en une composition (au sens musical du terme), en une force de forces, ou, mieux, en un rythme de rythmes » explique Souleymane Bachir Ndiaye dans le catalogue de l’exposition.
Elle permet de comprendre comment les arts d’Afrique ont voulu « rentrer dans l’histoire » en situant ce moment dans son contexte historique. Défendant le rôle de l’Afrique dans l’écriture de son histoire, l’historien sénégalais Mamadou Diouf, l’un des commissaires de l’exposition, se propose après Senghor et d’après lui de « réinventer l’universel » : un programme d’autant plus pertinent qu’il provient d’Afrique.