La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

La ficelle bleue, Paysage habité

Ils sont huit, qui se sont rencontrés aux Beaux-arts au cours d’Arnaud Théval. Ils travaillent ensemble et se retrouvent régulièrement autour d’un thème. Ils exposent en ce moment à Nantes, au Temple du Goût.
Au centre de leurs thématiques, le rapport à l’autre et à l’urbanité. Pour cette exposition, ils ont fait le projet d’explorer le Paysage habité : « Quelle relation avons-nous aux espaces urbains ? Quelles traces laissons-nous dans le paysage ? Comment l’occupons-nous ? Que voyons-nous ? Un paysage réel ou une projection de notre esprit ? »

De multiples et divers questionnements se croisent, conversent, s’opposent et se rejoignent dans une unité qui affirme à la fois la connivence et la singularité des regards. Le paysage, disaient des géographes (Roger Brunet, Robert Ferras, Hervé Théry, Les mots de la géographie dictionnaire critique, Reclus – La Documentation française, 1992, p. 337), c’est « ce que l’œil embrasse… d’un seul coup d’œil, le champ du regard. Le paysage est donc une apparence et une représentation : un arrangement d’objets visibles perçu par un sujet à travers ses propres filtres, ses propres humeurs, ses propres fins ». Les photographes du collectif la ficelle bleue observent la réalité changeante du paysage, l’imaginent dans un récit qui se recompose au gré du parcours et des poses, l’arrêtent un instant dans l’attention à une attitude, un geste, une rencontre, un indice, une trace, un avant et un après.

Échappée urbaine, en noir et blanc, entre perspectives décalées et onirisme, s’approprier, penser et représenter l’espace dans l’équilibre entre réel et fiction, les photographies de Michaël Bideau s’accrochent à l’architecture et à l’urbanisme, aux lignes et aux formes géométriques où une présence – un danseur de rue, aérien… -, un détail – un arbre, une série de palettes couvertes de carreaux… – engagent un récit de familière étrangeté, de « beauté confuse ».
Au gré des notes… des visages à l’écoute, des sourires d’ici et d’ailleurs aux couleurs chaudes, engagent le visiteur, le convient à la rencontre, au partage des terrasses et du souffle d’un son de rue, les paroles d’une chanson qui se faufilent « au creux des tours », de la place du Bouffay à l’ile Feydeau, « soufflée par le vent de galerne, la nuit résonne comme un appel ». Mélodie d’images, la musique apprête les paysages, « La Belle endormie se réveille » (Ceddrik Bertrand, Jean-Jacques Bideau et André Guiho).

Chacun cherche sa place. Les places de Nantes invitent-elles à s’arrêter, à patienter, avec ou sans rendez-vous, à se poser le temps d’un sandwich et d’une bière, à s’installer ou à protester, à faire la fête ou résister, ou simplement à s’assoir, le regard tourné vers l’architecture et le ciel ou vers les passants ? Théâtre ouvert, théâtre fermé, Place Graslin, il n’y a pas de banc ; place Graslin, il y a des marches. Place du Bouffay, il n’y a pas de banc non plus, mais des terrasses de café. Sur ces places, « ceux qui passent…, qui traversent » et ceux qui « habitent », ceux qui observent et ceux qui vivent, ceux qui lisent et ceux qui téléphonent, ceux qui attendent et ceux qui travaillent, ceux qui parlent et ceux qui chantent, ceux qui photographient et ceux qui manifestent, les mystères de la place observés et partagés (Hélène Girard).

Avant-après. Le paysage est histoire. La ville détruite a été reconstruite et ses quartiers, ses rues, ses immeubles poursuivent leur mue. Dans la ZAC Beaulieu, sur le bras de la Madeleine, Le Tripode de Jean Dumont, accusé d’amiante et condamné pour empoisonnement des salariés, a été dynamité une décennie plus tard. André Guiho, de l’écluse Saint-Félix, en saisit l’instant, l’avant en abandon et l’après d’un renouveau éparse. Plans d’ensemble de périodes et d’une séquence rythmée de notre modernité. En référence au parcours Estuaire et en hommage à Felice Varini, dans l’espace marqué par les industries sucrières et papetières, les formes géométriques d’un immeuble s’incrustent dans le paysage restitué en trois dimensions aux courbes aériennes des voies ferrées. De la fenêtre du photographe, en hommage à quelques photographes célèbres comme André Kertész, le portrait de l’immeuble Germaine Tillon. Clins d’œil et déplacements dans le temps et la respiration d’une ville dont les quartiers se métamorphosent.

Apparitions… Pour qui l’imagination sait écrire l’instant, le paysage connu, traversé quotidiennement, s’emplit d’apparitions, de traces, de petits riens qui ouvrent des récits. Françoise Leflon a choisi le parc entre deux bras de Loire : vue verticale, un inconnu, minuscule et isolé sous les arbres cotonneux de brouillard, esquisse un pas décidé ; des détritus marquent une présence, un passage, dessinent un chemin ; un banc émergeant de la crue du fleuve signe le tracé englouti des promeneurs.

Quand on arrive à Rouans (Claude Mainguy), les marais, les terres asséchées, palimpseste d’un travail séculaire sur lequel la nature quelquefois réinstalle l’énergie de l’abandon, là un chêne incorpore dans sa poussée une charrue abandonnée, ici une ancienne cabine téléphonique, aire de repos d’un lézard vert, s’emmêle dans les tiges de liseron, ailleurs un homme, aux frontières d’une clairière s’engage dans les bois…, photographies de traces et d’indices, de vies passées et d’élan vital, qui, au contexte de l’actualité et de l’imaginaire des bruits des hommes et de la nature, entraînent le visiteur vers une conscience environnementale, dans le rêve ou la lutte.

Les photographies pliées donnent à voir le paysage et son reflet dans l’eau. Dans son évidence, l’artifice esthétique est mis en scène en abyme, ouvrant le dialogue de toutes les hypothèses paysagères entre réalité et fiction.
Gestuaire (Isabelle Montané). « […] ne demande pas ton chemin tu risques de ne pas pouvoir te perdre. » Loin de Nantes, Grenade, L’Albaicín. À l’instantané de rue, la personne anonyme croisée qui n’a d’existence que sur la surface sensible, la photographe préfère le suivi, une personne suivie, approchée, un partage d’espace, un dialogue éphémère d’histoire, simplement parce que c’est elle, ses vêtements, ses gestes, sa manière d’être dans la lumière et le moment adéquats.

Avec qui à propos de qui ? Jean-Pierre Nuaud témoigne de la référence à Pierre Buraglio (Musée des Beaux-Arts de Lyon, janvier-mai 2004) : « En quoi le fait de collectionner l’art contemporain peut-il agir dans mon travail ? J’aime la photo instantanée. Mais que voit-on ? Comment voit-on et comment le restituer ? » Ainsi chaque tirage collé sur le mur invite-t-il à la rencontre dans un jeu de correspondances guidé par l’émotion du collectionneur et celle du visiteur avec les œuvres encadrées de François Morellet, Alain Séchas, Philippe Cognée, Roman Opalka, Georg Baselitz… ; dialogue dans un aller-retour complexe peuplé de symboles et d’imaginaires, « Esprit de suite », inspiration, confrontation ; s’épanouit dans une réflexion sur les vanités, l’histoire et la mémoire dans et de la ville de Nantes (monument aux victimes de Jean-Baptiste Carrier, 7 rue des Martyrs).

Au pas et à l’imagination du visiteur, les récits singuliers et concertés, images et textes, exposent le paysage habité comme une question, différente et semblable dans chaque salle de l’exposition, le racontent dans son ambivalence en construction collective et individuelle, autant celle des photographes que du visiteur qui lie les photographies par son regard.