La question de la friction émerge à partir du moment où deux ou plusieurs champs artistiques se trouvent en interaction. Il est évident que les discours qui accompagnent ces champs se trouvent aussi en situation de friction. Cela implique que l’artiste, ou les artistes, sont obligés d’inventer les formes concrètes d’interaction entre les champs et d’explorer leurs possibilités pour la production d’une œuvre artistique que l’on appelle interdisciplinaire, hybride, ou intermédiaire.
Contraintes et obstacles
Dans les années 80, au sein de la Fondation Royaumont à Asnières-sur-Oise, au Nord de Paris, une équipe de poètes (Bernard Noël, Emmanuel Hocquard, Rémy Hourcade et autres) a inventé la « méthode Royaumont » : traduction collective des poèmes avec la présence du poète. Selon le principe de la méthode, le poète invité et un groupe des poètes traducteurs passent ensemble une semaine à travailler sur la traduction des poèmes.(1)
Un traducteur collectif émerge selon la dynamique psychosociale et poétique ; le poète est là pour fournir toute clarification et toute explication concernant ses vers ou son texte. Souvent la traduction se heurte aux obstacles liés à l’interaction entre les deux univers linguistiques. Quelque fois les obstacles sont ou apparaissent insurmontables et les solutions ne sont pas élaborées autour de la table de travail mais dans une promenade dans les jardins de la Fondation, ou autour d’un verre de vin .
Les obstacles ou les blocages pendant le processus de traduction deviennent des défis pour l’imagination collective du groupe, ainsi que des points de départ pour des inventions poétiques dans la langue de réception. Pour théoriser cette situation d’innovation forcée, une analyse a été élaborée : la friction entre deux langues – incompatibilités, divergences, non correspondances – conduit à une exigence de création de nouvelles formes d’écriture poétique. La notion de friction, qui vient des sciences naturelles, physique et chimie, aide à concevoir un discours capable de saisir la dynamique des contraintes et d’accompagner les recherches destinées à dépasser les obstacles.
Étincelles
Sur les collines des quartiers populaires, les tramways montent et passent de justesse à travers les ruelles étroites du centre historique de Lisbonne. Aux virages, la friction entre les roues métalliques et les rails provoque un bruit aigü et ténébreux associé à des étincelles-luminescences évanescentes. Ces bruits, très familiers pour les habitants des quartiers portugais, font partie du paysage sonore urbain avec une allure mystérieuse et éternelle .
Mon collègue Alipio Carvallo-Neto (2) considère que ce bruit et cette image d’étincelles sont la source et l’origine de toute composition musicale. Il conçoit ces bruits comme une condensation de l’essence musicale, à partir de laquelle toute œuvre musicale pourrait être née. La friction ici, en tant que métaphore, indique que grâce à elle un mouvement créatif est possible, alors que l’absence de la friction conduirait au glissement et/ou à l’immobilité. En paraphrasant l’expression d’Aristote, la « première énergie » a besoin de la friction, comme l’homme a aussi besoin de la friction afin de marcher.
V-ideas
Pendant la décennie 2008-2018, la société hellénique passe une période de crise profonde et multiple, initiée par les jeux financiers aux Etats-Unis. La crise était omniprésente et écrasante mais peu d’artistes ont entrepris des projets qui ont eu comme thème central et frontal la crise en tant que telle. La crise était pour beaucoup d’artistes un contexte et une situation imposée avec brutalité.(3) Dans cette conjoncture un projet de recherche et d’expérimentation a été entreprit : Visions, V_ideas, Performances, au sein du centre d’Art et de Culture Béton 7, situé dans le quartier « Votanikos », quartier ouvrier près du jardin Botanique de l’Université d’Agriculture. Le projet, de caractère intermédia, a eu comme objectif d’examiner d’une manière systématique les relations entre différents univers artistiques : Photographie, Vidéo, Cinéma et Performance. Plus précisément comment l’art de performance reçoit et utilise les images et les sons de trois univers ci-dessus. Comment les arts des images mobiles et immobiles traitent les explorations de l’art de la performance.(4)
La forme d’un festival annuel a été choisie comme un terrain privilégié de recherche artistique (2014-2018) (Photos 3 et 4). Il était immédiatement clair qu’un cadre notionnel ou théorique était nécessaire pour suivre les différentes interactions des quatre univers cités précédemment. Le concept de friction a été proposé comme véhicule capable d’explorer les articulations possibles et impossibles entre les différentes pratiques artistiques. On a constaté, par exemple, que la vidéo était plus efficace que le cinéma pour capter des moments cruciaux ou des détails d’une performance. On a observé qu’au niveau théorique, la recherche d’un esprit d’intermédia, ou d’interdisciplinarité, exige un cadre robuste et bien construit, et non seulement un concept, comme la friction, sans un solide contexte théorique.
Il est évident que l’on pourrait ajouter et d’autres exemples pour établir la friction en tant que concept, cependant une question émerge immédiatement : est-il possible d’assumer qu’une théorie, un cadre théorique, est possible en ayant comme objet la friction ? En d’autres termes, la friction come métaphore (cas de Lisbonne) comme notion (Royaumont), comme concept (V_ideas, Athènes) peut-elle être mobilisée afin d’explorer l’articulation entre des régimes artistiques qui utilisent les images (mobiles et immobiles) ? Cette question conduit vers une autre, similaire : la friction comme matrice est-elle capable d’aider l’expérimentation concernant les articulations entre les discours inventés pour saisir les régimes ci-dessus ?
La problématique : une première version
Au niveau de l’analyse, une approche interdisciplinaire ou pluridisciplinaire est nécessaire pour rendre justice aux efforts de mixage des genres des artistes. Il est clair que l’interdisciplinarité n’a pas la même signification, bien que le défi artistique et culturel soit le même, pour la théorie et pour la pratique. Il y a des cas où les deux versions de défi (théorie et pratique) coexistent sur la même personne, comme dans le cas de Dick Higgins (1938-1998) du mouvement Fluxus .(5)
Si l’on se place au niveau de la pratique artistique, l’interaction entre les domaines et champs pourrait se faire selon diverses modalités. On peut constater entre ces univers les relations suivantes : analogies, homologies, isomorphismes, complémentarités, alternatives, différences, divergences, non-correspondances, oppositions, non ancrages, espaces aveugles, et exclusions mutuelles. Au sein de cet ensemble de relations possibles, la forme concrète d’interaction est conditionnée et déterminée. De plus, en allant du premier au dernier élément de l’ensemble précèdent, l’effet friction se déclare avec de plus en plus de clarté et de netteté.
Quelques exemples pour illustrer les énonciations précédentes.
Entre le dessin, la peinture et la sculpture, au moins dans leur expression classique (Renaissance) une analogie s’installe facilement et l’effet friction est presque nul.
Entre le cubisme et la poésie spatiale (Pierre Garnier [1928-2014] et Ilse Garnier [1927-2020], Niikuni Seiichi [1925-1977]), ou la poésie concrète des frères Haroldo de Campos (1929-2003) et Augusto de Campos (1931- ). la relation d’homologie s’installe, car les éléments picturaux et les lettres ont la même fonction constituante sur la surface de la toile ou du papier. L’effet friction est clairement présent.
Entre la vidéo et la performance, un isomorphisme s’installe avec beaucoup de difficulté parce que l’on cherche un principe robuste, capable d’assurer la cohérence structurante au sein des deux initiatives artistiques. La notion de crise, par exemple, (6)pourrait être employée pour assurer le sens et les structures pour que l’œuvre (la vidéo ou l’acte de la performance) existe en tant que telle. L’effet friction est de plus en plus prononcé, par comparaison aux deux premiers cas.
Entre la photographie, la vidéo et le cinéma (trois dispositifs pour l’exploration du visible) (7)le temps, ou même la temporalité, s’installent d’une manière différenciée. Le temps arrêté pour la photographie, le temps constituent pour la vidéo et le film, le temps conditionnant pour la perception de la photographie, la vidéo et le cinéma. Ici l’effet fiction est très fort.
Ces premières indications permettent de dire que la friction ou l’effet friction(8), pourraient être utilisés pour explorer les points forts ou défaillants des interactions entre pratiques artistiques, en vue de construire des œuvres hybrides ou intermédiaires. La même matrice frictionnelle pourrait également être utile pour élaborer des discours à la hauteur des projets intermédiaires, en mobilisant non seulement des formes d’analyse scientifique mais aussi différents modes de connaissance (philosophie, poésie, narration cognitive ou non).
Nos propositions sont-elles pertinentes ? Il est clair qu’il est nécessaire qu’une série de travaux autour de la question de friction au niveau pratique et théorique soient entrepris. Les propos présentés à cette table ronde « Autour de la friction » et les résultats de futurs projets vont peut-être permettre d’assurer une pertinence solide à nos énonciations. Notre texte n’est qu’une première élaboration d’une problématique prometteuse autour de la friction(9).
[1] D. Laborde (dir.) 2014. Le cas Royaumont). Éditions Creaphis, Royaumont. D. Agrafiotis, 1991. Déviations. Les cahiers de Royaumont. Asnières-sur-Oise (Emmanuel Hocquart a révisé la traduction collective). Voir aussi : www.the-otolith.blogspot.com/2016/09/demosthenes-agrafiotis.
[2] Poète, musicien, traducteur, musicologue brésilien qui vit en Europe (Portugal et Italie). http: www.alipiocneto.com
[3] D.Agrafiotis 2018 L’équilibre brisé. ( I tethlasmeni isorropia) . Ed. Bibliothèque, Athènes. Voire : www.crisiology.dagrafiotis.com (en, gr).
[4] D. Agrafiotis 2022. Epitelesi (sur la Performance). Editions Nissos, p.215-228 (en grec). On y trouve une liste des actions, une brève description des festivales successifs et une évaluation générale du projet. Voir aussi : D.Agrafiotis « Prolégomènes à une histoire de la Performance en Grèce » , les presses du réel , Al Dante, études, Dijon,2023.
[5] Dick Higgins 2018 Intermedia Fluxus and something else. Selected writings. Ed. Steve Clay, Siglio, Catskill, N.Y.
[6] Voire aussi note 3.
[7] Philippe Descola 2021 Les Formes du visible. Éd. du Seuil p. 63-81.
[8]Démosthène Agrafiotis,« friction ».Nouveau livre d’artiste, fait et imprimé à la main, en collaboration avec Kate van Houten, Estepa Editions, Paris, 2023.Poème visuel avec le titre : friction et un dessin (crayon) de la série : tracèmes
[Première présentation pendant Le Marché de la Poésie, Paris, 07-11/06/2023].(voiraussi http://dagrafiotis.com/ ?cat=170&paged=2&lang=fr ]
[9]Une version de mon texte-ci a été présenté à l‘ occasion d‘ une table ronde autour de la question de la Friction avec Pr.Michel Sicard, Pr.Dominique Chateau, Pr. François Soulages(coordinateur), Pr.Démosthène Agrafiotis,Colloque de Rétina International en distanciel et en présentiel .IIIColloquio Retiina, Espirito Santo 2022. « Filme-Video :imagens em movimento.Images em Fricçao »,21-22/06/2022, Brasil. Université Paris 8(Vincennes-Saint Denis) et Universidade Federal Do Espirito Santo (Brasil ).https://retiina.org. Pour la version de mon texte en Grec voir : https://www.hartismag.gr/hartis-53/dokimio/i-trivi-os-diatekhni-orizoisa