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« […] je ne possédais dans ma mémoire que des séries d’Albertine séparées les unes des autres, incomplètes, des profils, des instantanés » (La Prisonnière). En trois espaces, les œuvres d’une quinzaine d’artistes dialoguent, s’offrent, se dérobent en lecture de la personnalité insaisissable de la fugitive, en questionnement du regard entre le réel et le fantasme, celui du voyeur et celui de la liberté d’être. »

« Il m’avait dit qu’il l’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre. Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre ? J’avais compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avais déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être avait-il voulu dire genre gomorrhéen. » (Marcel Proust, La prisonnière).

Tout commence – et s’épanouit peut-être dans la subversion des clichés – par la chambre, lieu de l’intimité et de l’écriture, du plaisir libre et de l’amour possessif et jaloux. La douceur translucide et soyeuse de la lumière bleue et pourpre diffusée par les rideaux d’Anne Bourse (Rage, encre et crayon sur soie, 2022) et l’anus d’argent (Silver OI, 2017) de Zoe Williams ouvrent l’ambiguïté, la volonté de savoir et d’imaginer, l’impression changeante et le flou entretenu entre ce qui est tu et ce qui est dit, entre ce qui est montré, ou reconnu, et ce qui est caché : l’image de l’identité lesbienne, longtemps majoritairement construite par les hommes et l’aporie interprétative du pendant masculin du personnage d’Albertine. « “[…] j’aime bien mieux que vous me laissiez une fois libre pour que j’aille me faire casser…”Aussitôt dit sa figure s’empourpra, elle eut l’air navré, elle mit sa main devant sa bouche comme si elle avait pu faire rentrer les mots qu’elle venait de dire et que je n’avais pas du tout compris. » (La Prisonnière).

Le voilage d’Anne Bourse, comme une écriture compulsive de soi sur la vulnérabilité du tissu, voile et dévoile d’anciennes épreuves argentiques érotiques (Jeux à trois, Enlacées, Douce étreinte, Baiser, Tendresse, années 1920), contemporaines de l’édition de La Fugitive (Marcel Proust, Albertine disparue, 1925). Il encadre d’une douceur d’intérieur, face à face, le volume asymétrique de grandes dimensions, recouvert d’un tapis au décor coloré de formes fluides et de coussins décorés, de Marc Camille Chaimowicz (A Partial Vocabulary, 1984-2008), invitant à s’approprier la dimension affective et intime du mobilier, lit, estrade ou banquette, autant qu’il la déconcerte, et l’installation du film La Chambre (16 mm numérisé, 1972) de Chantal Akerman. La présentation sur cinq écrans en demi-cercle déploie en scènes décalées le long panoramique de la chambre, souligne subtilement les changements de vitesse et les inversions du mouvement de la caméra. Dans l’espace intime des meubles, des objets et des fruits qui saturent la chambre-cuisine, l’autoportrait furtif de la jeune femme à la pomme allongée dans son lit compose, sous la lumière d’une fin de matinée, une nature morte cinématographique.

Douceur de l’intime et mauvais genre, les mettent en scène les céramiques sur fourrure ou sur socle de Zoe Williams et la robe de chambre de Mélissa Boucher et Adèle Kayser. Les unes (Piss in Boots, 2022 ; Carol Rama shoe, 2019 ; Salmon Heel, 2019), ludiques, dans un jeu de couleurs et de formes évoquant le plus intime de la féminité, séduisent comme un conte où la pantoufle perdue prend corps et s’anime, entre érotique et grotesque, convoquent un imaginaire de sorcières et de désir. L’autre (Mauvais genre, 2022), légère, se balançant doucement sous les mouvements de l’air ou les frôlements des visiteurs, révèle et occulte le corps de l’absente, sous les impressions cyanotypes, sur la soie, du visage de l’artiste et de citations de La Prisonnière.

Y répondent en tension les quatre estampes pastel des portraits de jeunes femmes de Marie Laurencin (La vie de château, Femmes à une fenêtre, n.d.) et les dessins de Tom Girls au crayon graphite sur papier de G.B. Jones (Cruising #2, 1988 ; Motorcycle girls, 1987 ; Stop ! Don’t miss this, 1990) inversant avec humour l’univers homoérotique de Tom of Finland, manière aussi de mettre en doute tant le débat des biographes et des interprètes de l’image d’Albertine et de la volonté du narrateur de constater la vie gomorrhéenne d’Albertine que l’histoire genrée des discours sur l’homosexualité.

Dans une poésie non dénuée de malice, le cabinet de curiosités de Lena Vandrey (cycles Cut-Outs, 1983-2013 et Installations muséales, 1968-2018) creuse un peu plus la construction genrée de l’histoire. Encadrés en profondeur dans leur réserve de vide, les portraits androgynes de carton (Persona I, II, III, IV, et les compositions d’objets de récupération, ouvrent, en pleine liberté, à la lumière des questionnements et des recherches de Monique Wittig (The Constant Journey) ou de Claudine Cohen (Femmes de la préhistoire) et de Jean-Loïc Le Quellec (La Caverne originelle. Art, mythes et premières humanités) à d’autres histoires de la littérature comme de l’art pariétal et de l’art en général où l’on reconnaîtrait aux femmes la place et les combats qui leur sont déniés : « La seule chose à faire est donc de se considérer ici-même comme une fugitive, une esclave en fuite, une lesbienne. » (Claire Le Restif citant La pensée straight de Monique Wittig).

De La Chambre (salle 1) au Miroir (salle 2) se poursuit le portrait mouvant de la fugitive – le personnage et la notion, le constat et le combat – fragmenté en jeux de visibilités et de dissimulations, de focalisations et de hors champs, ponctués sur les murs au passage par les fac-simile de revues des homosexualités et de journaux féministes et des communautés lesbiennes des années 1970-1980 (Le Torchon brule, Clit 007, Quand les femmes s’aiment, Masques, Vlasta). En regard, les poèmes de Marcel Devillers collés au scotch argenté sur les murs ou épars sur un podium en bois laqué blanc, encadré d’ampoules, image peut-être d’une scène festive momentanément vide, reprennent en écho l’enregistrement de la voix de l’artiste (Je suis Jessica, dis-je, 2022) et composent un portrait fragmentaire et pluriel en absence, « elle dit / « c’était comme si j’avais / cessé d’être réelle » / et la lumière / faiblit / sans changer de nature / à travers les rideaux ». À Mauvais genre, la robe de Mélissa Boucher et Adèle de Keyser répond, en arrêt sur image, Scrolling (2021-2022) de Mélissa Boucher, référence à l’écran d’ordinateur sur lequel l’artiste fait défiler des images pornographiques de femmes se filmant. Photographiées, tirées en jet d’encre sous verre diélectrique, les captures d’écran se changent en miroir, contraignant la spectatrice ou le spectateur à se mouvoir dans l’espace et les reflets pour observer la scène et se découvrir voyeuse ou voyeur.

De La chambre au Miroir, et aux Hétérotopies, les sculptures de bois peint de Cécile Bouffard (Smothered Good, …still baffled, fugitive, pursuit of Happiness, 2022), à la beauté équivoque de formes organiques et d’objets désirants, se courbent de plaisir ou préparent à un futur de rapport masochiste, choix assumé du consentement ou de la contrainte, de douceur et de menace latente que mobilisent les mythologies peintes, métamorphoses florales (Venus, 2022) ou animales (Seized, 2017), d’Autumn Ramsay ou le tapis mural fétiche queer en perruque noire et blonde de Pauline Boudry et Renate Lorenz (Wig Piece (Entangled Phenomena VI), 2019). Les six dessins sur papier à quatre mains de Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian mettent en correspondance, chacun en un double espace, le couple ou l’un de ses membres, colorié, au quotidien à côté d’une table ou d’un gâteau d’anniversaire et une scène plus ou moins énigmatique, le feu et l’eau et des animaux ou des personnages majoritairement dessinés au trait. Le dessin et les titres composent ainsi une sorte de puzzle de l’intérieur et de l’extérieur où l’art devient foyer et nécessité de l’expression de soi et des autres : Kissing you is like jumping in a pool of cream, Every day and night the sound of my trauma is deafening my ears… (techniques mixtes sur papier, 2021)

En face, les deux grandes acryliques sur coton de Jean de Sagazan (The Last Dance 6.4 et 6.5, 2020), aux dominantes créées par le passage de la toile à la teinture, chaude pour l’une, froide pour l’autre, imagent les pulsations musicales sous une lumière stroboscopique, saturent l’espace de la toile de nus mêlés qui se fondent en un corps multiple de libre jouissance.
Annoncé par le « tapis mural de perruques » de Pauline Boudry et Renate Lorenz, « grammaire d’une construction de soi qui questionne ou réinvente les genres », le film Opaque (Super 16 mm projeté en vidéo HD au Crédakino, 2014) réamorce le potentiel politique de l’exposition, revendiquant « le droit à l’opacité » ( Édouard Glissant), dans une « archéologie queer » d’amalgame des genres en jeux de cache et de dépassement des « barrières », rideaux, du noir au rose, paillettes et fumigènes de couleur dans une piscine désaffectée, convoquant des extraits de Underground (Emile de Antonio, Haskelle Wexler et Mary Lampson, 1976) et de L’ennemi déclaré de Jean Genet (1970) : « Je voudrais l’ennemi total, qui me haïrait sans mesure et dans toute sa spontanéité, mais l’ennemi soumis, vaincu par moi avant de me connaître. Et irréconciliable avec moi en tous cas. » (Jean Genet)

En une quarantaine d’œuvres qui se répondent, se questionnent mutuellement et ensemble, la curatrice Ana Mendoza Aldana compose ainsi, en fragments, la vision complexe et polysémique d’une lecture qui se dérobe, autant qu’elle interroge, entre le réel et le fantasme, entre le privé et la revendication émancipatrice, ce qui s’expose et se dissimule au regard, ce qui est accepté, dans son naturel comme dans sa sociabilité présente et historique.