« La nuit sentimentale » d’Alexandre Castant

Au moment où la Russie depuis un an a envahi l’Ukraine pour y mener une guerre de type traditionnelle avec tous ses excès ce livre d’Alexandre Castant met en perspective toute forme de guerre dans ses présupposés culturels et artistiques à travers une incarnation individuelle du conflit. L’auteur explore ses différents intérêts et sources de recherches dans une approche plurielle qui multiplie les points de vue et les humanise.

Né en 1965 à Montpellier Alexandre Castant est essayiste, critique d’art et documentariste sur l’art, il intervient en tant que professeur à l’École nationale supérieure d’art de Bourges. Chargé d’esthétique & d’histoire des arts contemporains il y anime, entre autres, un séminaire sur la création sonore et les arts visuels. Parmi les nombreux ouvrages qu’il a publié on peut citer ceux qui trouvent dans cette dernière fiction poétique un écho direct. La Photographie dans l’oeil des passages paru chez L’Harmattan en 2004 peut apparaitre comme une préfiguration du premier chapitre Veiller ses morts (photographies). Journal audiobiographique : radiophonie, arts, cinéma, Nouvelles éd. Scala, 2016 se trouve certainement à la source du second chapitre Chaos bruitiste. Le même type d’antériorité thématique peut lier ImagoDrome : des images mentales dans l’art contemporain Monografik, Bourges : Ecole nationale supérieure d’art, 2010 au chapitre IV Sont-ils des fantômes ? . Enfin l’étude du paysage telle qu’elle est menée dans l’essai Logique de la mappemonde : note sur l’espace (pourquoi méditerranéen ?) Filigranes, 2012 poursuit sa méthodologie au chapitre VII Sa mémoire dans un verger phosphorescent.

Deux personnages principaux se font écho au long de ces chapitres, un soldat qui a subi les quatre ans de conflit sans y être en rien préparé et un critique d’art , Thomas , double de l’auteur qui essaie sans succès de monter une exposition d’art contemporain regroupant oeuvres plastiques et sonores. Du premier on peut mettre en exergue cette affirmation : « On nous a donné la mort et nous y allions » Revenant sur son expérience traumatique il la réactive à travers les images qui archivent sa survie : « Nous avons appartenu à la communauté des images , à leur mémoire qui compose les couleurs d’automne de ce livre des morts. »

Le second nourrit son projet de différentes sources documentaires, sont ainsi abordés les exemplaires de la revue l’Illustration qui suivent les évènements , les différentes expositions commémoratives telles « Vu du Front » au Musée de l’Armée », « 1914, les moissons interrompues » , « Nissim de Camondo et la Grande Guerre » ou « La grande guerre s’affiche » à Bourges. Il écoute des émissions radio comme « La fabrique de l’ Histoire » sur France Culture et regarde des essais vidéo comme « Verdun, ils ne passeront pas ». Si cette guerre est avant tout une histoire d’homme, toutes les héroïnes et victimes féminines en sont symbolisées par le « Portrait d’Irma Brunner » , pastel sur toile de 1880 peint par Manet. Alexandre Castant a l’intelligence de confronter ce portrait singulier à la série photographique d’Eric Poitevin 14/18 100 portraits d’ex-combattants.

Le livre fait de nombreux allers-retours entre commémoration du passé et oeuvres contemporaines , ainsi celle organisée par Volker Schlöndorf en 2016 avec ses nombreux figurants aux portraits d’anonymes de Thomas Ruff ou à ceux de Marie-Jo Lafontaine de la série de « Babylon Babies » de 2001.

Les références littéraires sont nombreuses d’Alain Fournier à Charles Péguy, et c’est bien sûr l’occasion de citer André Pieyre de Mandiargues objet des premières études d’Alexandre Castant, avec La nuit de mille neuf cent quatorze ». Des oeuvres de photographes sont aussi abordées comme sources de cette culture de la guerre : la série noir et blanc sur Verdun de Bernard Plossu, le livre d’artiste Devant Verdun de Jacques Grison paru chez Transphotographic Press ou les diptyques d’ Open your eyes de Kader Attia confrontant masques africains et gueules cassées. Un long rappel de la méthode de Catherine Poncin dite « de l’image par l’image » est évoqué à l’occasion de la parution de son livre et du colloque qui l’a accompagné Echos, versos et graphies de batailles .

La bande son musicale de cette « Nuit sentimentale » est riche et variée, on y entend les oeuvres dites de la fin de Claude Debussy , des bruits de pas sur un tapis de feuilles répondant à des extraits de « Ceux de 14 » de Maurice Genevois, « un tumulte de masse, moderne et vertigineux et des bruits industriels » et finalement « les éclats d’obus deviennent poussières sonores. Polyphonies pour l’oreille et fracas ».

Le cinéma occupe une place de choix, il serait à la base du projet d’exposition à travers deux films fort différents « Le dernier des injustes » de Claude Lanzmann qui révèle comment à partir d’archives inexploitées leur donner forme et « Je vous salue Marie » de Jean Luc Godard. De nombreux films historiques de toutes époques sont référencés , leur apport est essentiel pour révéler « comment à travers la guerre le cinéma pouvait devenir une histoire de rêves et de revenants, érigeant un nouveau tombeau à l’histoire de l’image et de la mort. » L’une des dernières créations filmiques évoquée est le film posthume de François Lagarde « le Rouge et le Gris » reprenant des extraits d’ « Orages d’Acier » d’Ernst Jünger (1919).

La volonté universaliste de l’ensemble se manifeste grâce à une référence attendue L’encyclopédie des guerres de Jean Yves Jouannais, ce qui amène la conclusion sur un dernier rendez vous pour préparer l’exposition qui a lieu le 13 novembre 2015. L’épilogue se clôt sur une forme performative imaginant un groupe de spectateurs face à des figurants en costume interprétant des gestes de guerre vidéo de 1914-1918 en 3D.

L’ensemble de ce livre recherche une forme spécifique entre journal, autobiographie, document , poème en prose, essai poétique. On peut le relier au courant des fictions documentaires, avec une dimension polyphonique d’une haute sensibilité.