La trilogie d’une catastrophe aquatique annoncée

C’est un projet à long terme que matérialise l’édition de la dernière monographie d’Andreas Müller-Pohle « Mers et Rivières » qui prolonge l’exposition au Pavillon populaire, espace d’art photographique de la ville de Montpellier qui vient de se terminer. Le livre est publié par Hazan au format paysage. Il regroupe trois séries « le projet Danube » (2005), « les eaux de Hong Kong (2009-2010), et « Kaunas sur les rivières » (2017).

Andreas Müller-Pohle est un artiste, théoricien et éditeur allemand. Il est considéré comme un acteur essentiel de la photographie expérimentale qu’il a défendue aussi en tant qu’éditeur de la revue European Photography qu’il a fondée en 1980.
Son apport à la théorie de la photographie s’est manifesté par la diffusion
des écrits du philosophe Vilém Flusser, dont il a fait connaître l’œuvre. En retour celui ci décrit son approche de l’image comme « une stratégie de libération de la fonction pré-programmée des appareils ».

Il l’a prouvé dans ses différentes séries d’abord analogiques telles Transformances(1979-1982) qui opère avec le hasard et le mouvement pour créer des images floues. Dans les séries suivantes, Albufera, Da Capo et Signa réalisées avec le non respect des procédures de développement de films polaraoïd il approche une forme d’abstraction chimique.

Une nouvelle étape est franchie grâce à la numérisation. Digital Scores (after Nicéphore Niépce) série produite de 1995 à 1998, réinterprète les productions les plus anciennes datant de 1826 de l’inventeur de la photographie en les traduisant en symboles alphanumériques

Face Codes (1998) pratique la superposition de portraits choisis parmi une centaine de visages filmés en vidéo d’ habitants de Tokyo et de Kyoto. Ils sont synthétisés en une seule image générique numérisée. Pour ce faire il utilise un gabarit informatique qui permet d’uniformiser la position de la tête et la hauteur des yeux. Ces portraits sont complétés en bas du tirage par un texte en japonais qui représente le code alphanumérique de l’image.

Si les trois séries publiées dans le livre semblent de prime abord relever plutôt d’une approche documentaire elles sont très cohérentes dans l’évolution de l’oeuvre. Comme l’écrit Hubertus von Amelunxen dans la préface nous nous trouvons ici aussi face à « l’impression d’une déconstruction systématique de la physique de l’image ».

Elle s’opère d’abord, dans le Projet Danube, par le choix du point de vue sur la ligne de flottaison, comme l’écrit dans la postface Gilles Mora , à l’initiative de cette exposition et du catalogue : « une ligne de passage permanent entre le subaquatique, l’atmosphérique et le tellurique ». Elle se matérialise aussi en post production par le relevé des données des analyses d’échantillons d’eau qui révèlent le taux de pollution dans chaque site de prise de vue tout au long du fleuve . Ces données écologiques évoquent dans leur forme comme dans leur contenu d’actualité le bandeau passant dans la partie inférieure des écrans des chaînes d’information continue.

Pour la série Hong Kong waters le photographe révèle que ce sont les nombreuses architectures élevées de la cité qui l’ont incité à choisir un format vertical pour ses images. Comme dans la première série, l’eau qui occupe un espace important du cadre prend des formes diverses d’une fluidité en éclats à une minéralité envahissante. A la fois esthétique et scientifique la démarche qu’il qualifie à la fois « d’atlas pictural » et de « bilan sanguin » des eaux dans le monde porte sa charge d’alerte écologique.

Gilles Mora a fait précéder cette exposition de celle d’Edward Burtinsky Eaux troublées où il observe en vues aériennes prises du golfe du Mexique jusqu’aux berges du Gange l’évolution des différentes formes aquatiques naturelles. Le recours scientifique précède ici la prise de vue pour le repérage des endroits les plus significatifs de l’évolution de la catastrophe écologique.

Parce qu’Andreas Müller Pohle enregistre aussi vidéo et sons sur les lieux de ses prises de vues, on peut rapprocher son esthétique de celle du plasticien breton Marcel Dinahet. On se souvient de son exposition Face à la mer en 2010 à l’invitation de Christine Ollier à la galerie Les filles du Calvaire, où il choisit ce même point de vue de la ligne de partage des eaux, aussi bien dans ses bandes vidéo de Fleuves en 2008, que dans celle titrée Beyrouth, qui révèle les rapports intenses entre une ville et son environnement naturel.

La différence est que Marcel Dinahet se positionne toujours en sculpteur quand Müller Pohle se veut toujours profondément photographe. La dernière série sur Kaunas , ville européenne de la culture en cette année 2022 avec Esch sur Alzette au Luxembourg le prouve. Plus apaisée dans sa recherche de scènes de nature et d’images de paysage plus intact elle fait pendant aux deux premières. L’auteur en définit le possible équilibre quand il déclare la ville lituanienne située entre « la rivière Néris (féminine) » et « le fleuve Niémen (masculin) ».`

L’impact climatique de la montée des eaux est théâtralisé dans cette trilogie iconique d’une grande puissance visuelle.