La vie à pleine bouche /Anne Noble

Anne Noble, photographe néo-zélandaise née en 1954 avait déjà une œuvre faite d’images en noir et blanc de paysages emprunts de spiritualité en particulier maorie (ce qu’elle n’est pas) ou de bénédictines en recueillement et en silence.
Un jour elle photographie, toujours en noir et blanc sa fille de 5 ans, Ruby, dormant nue près d’une fenêtre.

Anne pense qu’elle a « capturé un moment de beauté », elle en fait un tirage mais retrouve peu après cette image dans la chambre de sa fille, toute barbouillée de rouge : Elle déteste cette photo pour deux raisons : elle est nue, elle est en train de dormir.
Une autre fois, Ruby court dans le salon, sa mère lui dit : « Attends, je vais te prendre en photo ». Elle saisit un appareil sans savoir quelle pellicule il contient, Ruby en réponse court vers elle et l’image au flash direct et aux couleurs très contrastées ne cadre que la bouche et la langue qu’elle lui tire. Cette image, la première de la série, est celle qui accueille le visiteur.
Dès lors nous allons de bouche en bouche de petite fille qui sourit, joue, goûte, grimace, se recouvre des bulles du bain ou mâche des bonbons aux couleurs criardes.

La vie même, de celle que nous nous édifions grâce à notre bouche qui absorbe le monde pour s’en construire physiquement et mentalement : alimentation, appréhension des objets, salive,
s’exprime sans besoin de parole, se maquille pour jouer à la grande…
Les enfants de Nouvelle Zélande, d’Australie et d’Allemagne ont goûté cette série mais les adultes s’en sont trouvés souvent gênés, tellement conditionnés par les images de lolitas qu’ils n’y ont vus qu’une incitation à pédophilie. Immédiateté de joie face à des projections interprétatives. Pourrait-on parler, dans cette atmosphère du musée, de rencontre avec une autre culture, celle de l’enfance, sur laquelle le visiteur projette de façon ethnocentrique ?
Pourtant ne sont pas bien loin de nous tous ces plaisirs enfantins des bruits avec les lèvres, des baisers envoyés en l’air, des lallations ou des mots roulés en bouche, des allitérations absurdes, des baves de purée, des morsures d’une lèvre sur l’autre, des mordillages de cheveux, des bubble gums qui éclatent.

Pauvres adultes obsédés par les orifices de la sexualité, incapables de reconnaître les merveilles (les vermeilles) de l’innocence !
J’ai posé la question à Anne Noble de la spiritualité qui était auparavant la sienne. Peut-elle la retrouver dans cette série et laquelle ? D’abord, m’a-t-elle répondu, comme mère, dans les rapports mère-fille, et le sens de la beauté. Veut-elle dire la beauté de sa fille ou plutôt celle de la dyade ? S’agit-il de la beauté qu’on retrouve en soi-même dans cette enfance que peut-être nous n’avons pas complètement perdue ? D’ailleurs Anne dit que cette série pourrait se dire : « I remember » Pourtant le noir et blanc est nostalgie d’un temps passé alors que les couleurs éclatantes de Ruby’s Room sont moins du souvenir qu’une réminiscence, une présentification de nos fraîcheurs retrouvées, devrais-je dire recouvrées ?
Elle précise : Au début, c’était du fun, et puis ce fut la « litany of life »

Mais ce fut aussi l’initiation qu’elle a reçue de sa propre fille qui l’a emmenée, qui l’a révélée ? au monde de la couleur et du gros-plan. La spiritualité n’est pas seulement dans la méditation, elle réside tout autant dans une bouche enfantine qui sourit à la vie.