Depuis sa réouverture le Magasin met « la rue », grande salle au milieu de ce bâtiment industriel, à la disposition de jeunes talents. C’est un défi remarquable vu que l’espace est assez difficile à maîtriser. Latifa Echakhch, la plus jeune des trois artistes invités pour des expositions centrées sur la déconstruction de l’image, a bien réussi le pari avec une œuvre poético-politique et multiforme.« Il m’a fallu beaucoup de temps pour trouver une distance, pour pouvoir continuer mon travail artistique » : c’est presque en s’excusant que Latifa Echakhch, 33 ans, explique comment elle s’est libérée du motif de l’arabesque. Née au Maroc, l’artiste a vécu depuis son enfance en France. Ses premières œuvres étaient marquées par ses origines culturelles : « J’ai beaucoup brodé dans un style arabe, très détaillé.
Quand les gens ont commencé à ne regarder que le savoir-faire je me suis arretée de suite » explique-t-elle. Mais nos cultures nous imprègnent, nous ne pouvons pas mettre notre histoire de côté comme un tambour à broder. Latifa Echakhch, qui vit et travaille aujourd’hui à Paris et Zurich, ne s’est détachée que lentement de ses implications avec l’arabesque. Cette figure d’entrelacs d’écriture et d’image est primordiale pour les poètes du romantisme allemand. Novalis ou Friedrich Wilhelm Schlegel y voyaient la signature d’une force naturelle de la poésie. Pour eux, l’arabesque saisissait parfaitement « la parole muette » (Jacques Rancière), elle était la voie principale pour arriver aux secrets de la nature tout en créant des œuvres culturelles. Son histoire a aussi valu à l’arabesque une implication dans ces théories poststructuralistes qui cherchent à échapper à la « métaphysique de l’écriture ». Latifa Echakhch, elle, a finalement trouvé un moyen pour se distancier de cette figure par la déconstruction. Ce terme méthodologique cher à Derrida s’est un peu usé ces dernières années par son application quasi systématique à toute méthode différante. Mais il s’applique exactement à ce que Echakhch cherche à faire. Son œuvre engagée, en subtilité bien distincte des œuvres d’un Kader Attia ou d’un Adel Abdessemed, s’inscrit dans une recherche d’interdépendance entre forme et effet, entre les symboles qui nous entourent et la façon dont ils nous influencent. C’est une œuvre de construction et de déconstruction des entrelacs qui forment ce que nous pouvons appeler « notre représentation du monde ». Sur le sol de « la rue » des bandes de goudron se déploient en formes arabesques, zigzaguent dans toute la salle. Contrairement aux arabesques bien coordonnées, il s’agit plutôt d’un imbroglio de lignes, de chemins ne mènant nulle part, d’une dérive de signes. Ils mesurent 73 cm en largeur, « côte standard en largeur des portes dans des HLM » explique l’artiste. C’est un carré style minimaliste, fait de seuils de portes que nous rappellent subtilement cette réalité socio-architecturale. Un autre rappel, aux hamams arabes cette fois, vient du mur au fond de la salle entièrement revêtu de rectangles bleu. En approchant nous nous rendons compte qu’il s’agit de feuilles de stencil (papier paraffiné utilisé pour la photocopie). Au milieu du mur, le bleu coule à terre, formant une flaque au sol. « J’ai arrosé le mur avec l’alcool qu’on prend pour les machines à stencil », explique Latifa Echakhch. Dans les années soixante cette méthode de reproduction simple servait pour imprimer des tracts politiques. « Ce qui portait la parole rebelle d’antan est aujourd’hui devenu un message matérialisé de l’évanescence des devises ». Un autre exemple de déconstruction du symbole par ses empreintes dans le réel. Il correspond aux deux grandes expositions monographiques montrées dans les salles avoisinantes. Le « Young british artist » Gavin Turk, 40 ans, a également dirigé ses recherches vers des signes et symboles. Il cherche à faire comprendre les mécanismes d’autorisation de l’œuvre d’art en reproduisant sa signature comme s’il s’agissait d’un motif et d’un matériau. Il montre ainsi l’importance de ce geste et le processus de subjectivation de l’artiste. Un processus parfois douloureux, mais jamais sans ironie. Gavin Turk présente au travers de son œuvre une déconstruction sereine du Pop-Art. Il utilise des produits de l’ère industrielle, de l’époque de la reproduction, en faisant toujours allusion aux personnages l’autorisant et ainsi l’instaurant : Andy Warhol, Jeff Koons… Des objets banals et des scènes du quotidien, c’est le sujet de Roy Brauntuch (53 ans). L’américain, représentant de la « Pictures Generation », retravaille des photos en peinture. Une couleur sombre, gris-marron, domine ses séries et créée une ambiance oppressante dans l’exposition. Cet artiste vient parfaitement complèter ce panorama d’œuvres déployé sur trois générations d’artistes préoccupés par la deconstruction du symbole/image. L’interruption entre image et signification que génère l’œuvre de Brauntuch est pour Latifa Echakhch la première condition pour continuer son travail artistique.