Le texte qui suit est un discours de présentation du travail du peintre Martin Kasper relatif au Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie de La Haye. Il a été prononcé devant le public de la Galerie Eric Mircher, à Paris, le mercredi 13 décembre 2006. L’exposition se composait d’un ensemble de tableaux peints représentant la scène du tribunal et les différents protagonistes du procès de l’ancien président serbe Milosevic. Tous avaient été réalisés à partir d’images télévisuelles du procès, ou imaginés par M.Kasper en fonction de l’idée qu’il avait eue de la scène.
Jadis au 17e siècle, la ville de La Haye fut un lieu de refuge pour nombre d’exilés et de proscrits d’une Europe alors dominée par des monarchies absolutistes et par l’intolérance religieuse. La peinture y avait aussi sa place, la grande peinture flamande. Elle est aujourd’hui le lieu où siège un nouveau tribunal international, ayant pour mission de poursuivre les criminels de guerre de l’ex-Yougoslavie. Elle devrait, pour nous citoyens européens d’aujourd’hui, par delà les conflits et les guerres, par delà les persécutions et les crimes contre les peuples, symboliser la place et la possibilité d’une justice internationale capable de condamner les crimes politiques et de les empêcher. La session de ce tribunal a pris toute son importance avec la scène du procès de l’ex-président serbe, Slobodan Milosevic. Il fut l’un des principaux responsables de cette guerre qui mit fin de façon atroce à l’existence de la Yougoslavie. Une guerre qui fut marquée par des persécutions raciales criminelles et des tentatives de génocide. De ce tribunal, un peintre allemand, Martin Kasper, dont je salue ici la présence parmi nous aujourd’hui, a voulu interroger ou représenter la scène. Il n’est peut-être pas anecdotique que ce soit un peintre allemand qui se soit attelé à un tel projet.
Vous le savez, l’Allemagne, après la capitulation des armées nazies, fut le lieu où un premier tribunal international de ce genre fut constitué, pour juger des crimes du nazisme. A Nuremberg. L’une des particularités d’un tel procès, par delà sa dimension internationale et l’ampleur sans précédent des crimes jugés par lui, crimes qualifiés pour la première fois de crimes contre l’humanité, fut l’importance de la place accordée aux images filmiques durant son déroulement. Non seulement ce procès fut intégralement filmé et les réactions des prévenus et condamnés enregistrées, mais la scène de la preuve, pour ainsi dire, fut occupée par un immense écran de projection, au centre du tribunal, sur lequel furent montrés des films attestant des crimes des nazis. Ils devaient attester non seulement de l’ampleur et de l’horreur de ces crimes, mais aussi de leur réalité. La vérité de l’abomination fut donc apportée, a côté de la parole des différents témoins, victimes ou bourreaux, par des images filmiques, et cela en réponse directe aux mensonges de dirigeants nazis qui persistaient à nier. Au-delà de la nouveauté de la situation, de films projetés au sein d’un tribunal comme éléments d’investigation et de preuve des faits, c’est bien le statut de l’image comme preuve de la vérité factuelle qui fit irruption sur la scène de la justice à ce moment. Remarquons ceci, des crimes aussi considérables et aussi monstrueux que ceux des nazis, eurent besoin pour être attestés, des images de films. Fallait-il donc nécessairement alors les montrer pour qu’il y ait preuve, bien que de tels faits, d’une telle ampleur dans le crime, eussent du paraître totalement attestés, incontestables ? Quant aux nazis, on sait qu’ils avaient eux-mêmes massivement utilisé la ressource du cinéma pour leur propagande et même filmé leurs crimes, puis détruits ces films. Quant à traiter des images comme de preuves lors de la session d’un tribunal, cette question est sur le plan judiciaire une question toujours discutée, nullement encore résolue. On en retiendra que le procès de Nuremberg a participé d’un certain devenir visuel de la scène de la justice et de sa vérité. Une justice qui, auparavant, procédait surtout de la parole et de l’écrit, ainsi que de l’exhibition d’objets ayant valeur de preuves, mais assez peu des images comme de preuves.
De tels rapprochements, je vous les propose afin d’introduire au travail qui nous rassemble ici et qui est celui, non point d’un vidéaste, ni d’un cinéaste, ni d’un photographe, j’insiste, mais d’un peintre. Le travail de Martin Kasper. Il se trouve que, depuis peu, à New York, Berlin et Paris, la peinture, que l’on croyait en voie d’extinction dans l’art contemporain, a retrouvé une place et un public. Votre présence ici ce soir, en atteste suffisamment. Une telle peinture n’est donc pas anodine, puis qu’elle a pour ainsi dire surmonté et supporté, à la fin du 20e siècle, puis traversé le risque de son extinction. Elle n’est donc plus une peinture naïve, ignorante de la puissance des technologies de l’image, de leur omniprésence parmi nous dont elle pourrait ignorer la réalité. Il est clair qu’elle en a connaissance et ne prétend plus rivaliser avec elles quant à pouvoir suggérer une représentation réaliste, naturaliste, figurative du monde présent. L’écran de télévision, pour le nommer, a déjà depuis environ une quarantaine d’années, peu à peu pris la place de la photographie et du cinéma, pour présenter ou représenter les images du monde ou illustrer la réalité. Photographie et cinéma avaient eux-mêmes pris la place de la peinture et du dessin d’illustration, à la fin du 19e siècle. Pour ma part, je dirai que nous sommes désormais confronté à une phase nouvelle de cette évolution. Ce n’est plus seulement l’image télévisuelle qui fait loi quant au regard, mais une prolifération inouïe et multiple de techniques audio-visuelles diffusants des images mi-réelles, mi-virtuelles, de toute provenance. Elle s’accompagne du déploiement d’un monde d’écrans, d’une saturation du monde vécu par des écrans que contrôlent des ordinateurs, des programmes. Notre réalité se voit structurée massivement par la surface des écrans, qu’ils soient porteurs de textes, d’images ou de sons. A la façon d’une hyperbole, l’écran est devenu l’élément prédominant de notre existence matérielle et, désormais, il organise puissamment notre perception de la réalité. Ecran, est un mot ambivalent. Il signifie à la fois ce qui supporte et ce qui dissimule, ce qui exhibe ou bien efface et soustrait au regard. Or, grâce aux écrans, nous croyons posséder la vérité du visible.
Par ailleurs, notre existence hyper-urbaine nous confronte à un devenir écran de toutes les surfaces porteuses d’effets de réflexion, réfraction, diffraction. Les images, presque matérialisées par la puissance des techniques, sont devenues partiellement comme la matière de nos murs, presque la raison d’être de leur disposition. Ces écrans aussi nous regardent, du fait de leur conjonction avec la présence permanente de caméras. Ainsi, c’est toute la scène du regard qui s’en trouve modifiée, par un changement simultané, incessant, de l’ensemble des coordonnées de notre perspective propre, au-delà des limites du corps propre individuel. L’ensemble de ces systèmes techniques qui nous véhiculent, mentalement et corporellement, agissent comme autant d’opérateurs internes et externes d’une transformation de nos perceptions, sous l’effet de la vitesse, en des images-mouvements captées par des écrans. En des images-écrans. Etrangement, cette multiplication des surfaces-écrans vient se mêler à la complexité des phénomènes de transparence et de reflet qui nous entourent, à la transparence relative des murs, des diverses surfaces matérielles, à une immatérialité latente des limites d’un monde d’images et de surfaces vitrées qui n’est pas pour autant porteur d’un éclaircissement du monde vécu. Il s’accompagne pourtant du sentiment d’une hyper-visibilité spectaculaire de toutes choses. Lisse, close, ouverte, reflétée, simulée, suggérée, voilée, obscurcissante, transparente, la surface sur laquelle se pose notre regard est souvent paradoxale, qu’elle se peuple d’images ou non. La forme floue et indéterminée du reflet semble devoir se multiplier, se propager, en venant se mêler à la plupart de nos perceptions visuelles. Un ordre flou de la vérité ferait loi dans l’image.
Que vient encore faire, en de telles circonstances, le simple art du peintre ? L’ancien tableau du monde, cette fenêtre conventionnelle de la représentation, adoptée à la Renaissance et magnifiée au 17e siècle, ne semble plus pouvoir rivaliser avec l‘écran actuel, cette puissance polyvalente démultipliée, capable d’ubiquité. Dans un texte publié récemment, je qualifiais Martin Kasper de peintre d’une peinture en « station critique ». Par cette expression, j’entendais que, dans son travail, il interrogeait par des images peintes les conditions et les limites actuelles de notre regard sur les choses. Par exemple, l’omniprésence des écrans. C’était dire que, pour lui, il ne s’agissait donc pas en peignant de simplement reproduire la réalité, mais plutôt de venir interroger ce qui façonne notre regard à l’âge des écrans, à l’âge de l’interpénétration démultipliée des surfaces de projection. Ces conditions de possibilité du regard, que la peinture s’efforcerait d’isoler et de produire, seraient à la fois celles qui prévalent pour le peintre, mais aussi celles qui gouvernent de facto le regard du public sur des images peintes ou pas. Venons-en aux peintures ici présentes. Elles pourraient nous apparaître comme une galerie de portraits. Il y est question, comme vous pouvez le voir, d’images du procès de Milosevic. Ce sont des images peintes, mais pas celles d’un témoin. Martin Kasper n’a pas assisté physiquement à ce procès. La plus grande de ces toiles, la plus spectaculaire peut-être, représente la salle du tribunal, la salle vide. Il est intéressant de savoir qu’elle n’est pas exacte. Elle a été peinte à partir d’une image d’Internet et est en réalité plus petite qu’elle ne paraît sur la toile. Il est important de remarquer qu’elle est vide. Les lieux de la réalité que nous croyons pouvoir reconnaître, sont souvent d’abord peints comme vides par Martin Kasper. La scène peinte de l’image ne confirme pas immédiatement la présence des hommes en un lieu du monde. D’un côté il semblerait qu’il y ait les lieux, de l’autre qu’il y ait les personnes. La scène de la vérité, ici, a d’abord un cadre qui n’est pas habité par des corps humains, mais par des écrans, ou par des images et des lignes de fuite et de mouvement.
Quant à l’image peinte, elle est ici l’image d’une image. L’image peinte est l’imitation d’une image déjà située derrière la surface d’un écran, ou sur cet écran. Une image prise dans la matière d’un écran, sise derrière une surface-vitre qui, à la fois diffuse et réfléchit, absorbe et contient. Ce serait une image de troisième degré, si on maintient que l’image photographique ou filmique est un enregistrement de deuxième degré, succédant à une perception antérieure de l’image des choses par les organes du corps. Martin Kasper, lui, ne regarderait les choses qu’à travers des images de second degré, seul premier réel de leur perception. Comme si peindre pour représenter, c’était maintenant s’inspirer d’images physiques délivrées par des appareils. Ces images auront le statut d’un quasi réel, du fait de leur nature d’enregistrements physiques. Il y a là un renversement de la perspective. Les télévisions attestent, non seulement de la valeur des oeuvres de peinture, mais aussi de leur existence. Pour accéder au réel, il faut donc procéder à partir d’images enregistrées, télé-diffusées, ayant valeur de réalité première. Vous l’avez observé dans les musées, on ne regarde plus, on photographie et on filme. La peinture actuelle de paysages, de scènes de la vie sociale, si elle existe, est donc une peinture d’images issues de la télévision, du film, de la photographie, ou résultant d’une synthèse numérique. Vous ne rencontrerez plus Monsieur Courbet à la campagne, portant guêtres, chevalet et pinceaux, mais devant son écran, imprégné des images du monde que distribue et diffuse la surface de l’écran. Curieuse condition pour la peinture. C’est pourtant là sa situation. Ce de quoi M.K. semble avoir une conscience des plus vives ! Son travail de peintre n’est pas nostalgique, ni conservateur, mais contemporain de l’omniprésence des écrans, de l’omniprésence du regard des écrans sur les choses, les événements, les personnes. Il travaille peut-être à même la vitre d’un écran et non plus sur une simple toile de peintre
De quel travail s’agit-il ? Au moyen du tableau peint, M.K s’efforce de localiser les conditions de notre expérience, dans un monde fait d’images qui ne cessent de nous dé-territorialiser, de nous éloigner de nos lieux et qui tendent à annuler historicité et temporalité dans l’illusion d’un mouvement constant, d’une agitation perpétuelle. Pour cela, M.K. peint d’abord la scène vide du tribunal, la scène absente de l’Histoire, en ré-instaurant l’immobilité et l’unicité solennelle de son lieu au sein de l’image peinte. De sorte que ce tableau peut prendre pour nous la valeur d’un témoignage historique. Il représenterait la scène théâtrale de l’Histoire, actuelle mais, pour autant, vide de la geste historique qu’elle incarne, étrangement solennelle et silencieuse. Quelque chose de la scène de l’Histoire y advient, mais s’y révèle paradoxalement absent. En la peignant, M.K. accomplit un geste double. D’une part, il rétablit l’appartenance de l’image, elle est un lieu du monde. D’autre part, il inclut cette image à la matière peinte d’un tableau peint. Le tableau est ici le moyen d’opérer une territorialisation. Suite à quoi, il devient possible de déployer, au sein de ce tableau, une scène narrative et d’y figurer les personnages qui l’habitent : Milosevic, madame le Procureur, un témoin bosniaque, un témoin serbe, un traducteur, un avocat, une victime. Mais il ne s’agit pas d’une narration, la galerie des images n’est pas une chronique, ni une épopée, comme certains documentaires filmés de l’Histoire peuvent le paraître. Il s’agit d’une analyse des conditions de vérité de la forme actuelle du regard humain sur le monde. Car si la vérité est dépendante des images du monde, il nous faut savoir comment l’image véhicule effectivement des reflets de ce monde, et si elle échappe à l’ordre du seul reflet.
Le reflet, pour le définir, c’est l’ombre scintillante d’une réalité dématérialisée par l’image et livrée à la surface vitrée et transparente de l’écran. Dans cet ensemble de peintures du procès, vous les voyez, il y a des personnes-images, des visages tremblés, des reflets et des surfaces vitrées. Il y a une diagonale de la transparence et du reflet, du contenant et du contenu. Rien n’y est réel, tout y est reflet spectral, mais paradoxalement tout y est matérialisé par l’épaisseur transparente d’une surface réfléchissante, d’une cloison de verre. Cette cloison est une métaphore peinte et une métonymie de la surface au sein de l’image. Devant la surface vitrée et au milieu d’elle, se tiennent des corps et des regards, apparaissent des visages. Elle est de nature réfractaire. Dans le tableau du tribunal, c’est la cage de verre dans laquelle siège la presse. Cette surface, à la fois sépare et contient et aussi donne à voir, car sans pouvoir totalement figurer, elle retient pourtant quelque chose. Le deuxième des grands tableaux de ce procès, c’est celui du témoignage d’une femme. Nous savons aussitôt, à le voir ce tableau, qu’elle est une victime et un témoin de l’accusation. Peut-être à cause de son regard qui nous regarde. Elle se tient tout au centre de l’image qui la représente. On pourrait croire là à un tableau de facture classique, il l’est partiellement par son apparente mise en scène. Là où il ne l’est pas, c’est qu’en lui ni perspective, ni profondeur n’y sont suffisantes. La profondeur y est interrompue par la surface peinte d’une vitre, située derrière les personnages. De sorte qu’il a une structure trinitaire réitérée. Eventuellement trois plans et trois personnages. Les trois plans seraient : devant, sur et derrière cette vitre. Les trois personnages seraient l’avocat, la victime et le reflet de Milosevic. Car s’il y a apparemment trois personnes, l’une d’entre elle n’est dans le tableau qu’un reflet. Si l’on prend en compte les reflets, il y a alors deux reflets et deux corps véritables, donc quatre corps possibles dans la scène. Deux sont devant la surface vitrée, des images réelles, deux sont à même le vitrage, des images spectrales. Un seul est à la fois son corps et son reflet, le témoin féminin qui nous regarde. Lui seul participerait, parce qu’il atteint aux deux côté de la surface, d’une existence non simulée. Elle supposerait comme épreuve de vérité d’affronter la surface de séparation d’une vitre, d’en assumer les trois dimensions-seuils : d’impénétrabilité, de réflexion et de transparence. Ce serait là la vérité du témoignage, qu’il se soutienne d’une traversée résolue de la surface vitrée du réel par la seule intensification du regard.
Le témoin ne nous regarde pas véritablement, car en vérité il semble regarder intensément celui qui se tient au devant de lui, sur un quatrième plan extérieur au tableau et qui donc lui fait face. Car si le tableau manque à la profondeur, la vie des corps se situe au devant de lui comme sa loi. A l’instar du tableau des Ménines de Vélasquez, le spectateur que nous sommes occupe la place centrale de la souveraineté, dans la fiction d’un regard regardant regardé. Cette souveraineté est en accusation, elle est désormais la figure d’un crime politique de masse qui échappe à la visibilité, même lorsque le visage de son présumé responsable se reflète sur la vitre de la vérité, sur la surface de l’écran d’un procès. Pour voir qui regarde la victime, il faut observer le reflet. C’est celui d’un visage qui s’estompe de se tenir du côté de l’ombre, à même la transparence d’un reflet. Peut-être qu’il se tient au lieu des morts, comme reflété par la pellicule des eaux qui séparent les vivants des abysses infernaux. Une opacité livide et réfléchissante ici prédomine. Sans doute, ce personnage, il ne voit pas exactement la scène car il est déjà son ombre dressée, prisonnier de la certitude de devoir toujours mentir. Il n’y voit, dans cette scène que sa propre innocence, celle qu’aucun tribunal ne peut plus sanctionner puisqu’elle n’existe pas. Les corps des victimes ne seront pas cette fois non plus totalement rendus visibles. A moitié enfouis dans les eaux, ils reposent abandonnés dans un cénotaphe de métal, dans le caisson frigorifique d’un interminable camion noyé d’une lumière crépusculaire. Les choses semblent abandonnées à l’incertitude des images, à la certitude des écrans. A l’effet de la surface. Les images sont devenues substantielles, mais le regard n’en convient pas. Il s’attarde donc à forcer le passage, à détacher les images de la clôture des écrans. Le regard ne pourra supporter d’exhumer des corps, il lui faudra, implacablement cribler le réel de l’intensité du témoignage. De cela le peintre saura reconduire et instruire la quête, par des images justement.
Merci à Martin Kasper.