Entrer dans l’Histoire par un corps qui prend place, qui écoute, et qui s’engage. Le cerveau, racontera plus tard Heval Mazlum, est un outil de travail qui ne s’épanouit que dans un corps non mutilé. Pour amener son dernier film dans une salle d’exposition, la cinéaste Narimane Mari a rencontré la designer Stéphanie Marin afin de construire un vaste paysage. Le fort des fous est une expérience de regard qui nécessite de sortir des conventions sociales afin de vivre l’urgence d’un film inconfortable. A l’intérieur du Ballhaus à Kassel, ancienne demeure du frère de Napoléon, Jérôme Bonaparte, l’installation fait rupture avec une architecture emblématique de la violence des rapports de domination qui structurent les sociétés.
Nourri de l’univers de Stéphanie Marin, où le design est une extension du soi qui invite à la contemplation dans un délicat équilibre entre la sphère individuelle et l’écume collective, Le Fort des fous est un projet qui se risque à la rencontre de l’altérité. Pour intégrer un grand corps instable, le spectateur doit s’avancer et se chercher, au milieu des autres, un espace à soi. Les positions sont multiples et toutes créent un contexte d’isolement acoustique au sein d’une cohabitation sensible. Dans la proximité physique de positions à inventer se vit aussi la sensualité des rapports aux autres qui forgent les identités du sud, et la matériologie des formes-refuges, souples mais fermes, soutiennent le corps dans l’épreuve du regard.
Découpé en trois actes, le film de Narimane Mari crée des ramifications et des respirations invitant le spectateur à réfléchir, à circuler, à dialoguer. Il démarre avec le dressage des corps et des esprits inscrits dans le projet colonial et dont l’époque actuelle porte les stigmates. Dans une mise en scène fictionnelle, la violence des mots et des messages politiques résonne fortement avec l’actualité. Les rôles et attitudes sont rejoués en montrant le souci des dominants de construire en permanence l’Histoire par la prise de vue. La chambre photographique posée sur pied est là pour mythifier, cadrer, forcer le sens de l’écriture collective. Mais la caméra, elle, filme les hors-champs : la végétation qui déborde et résiste, les visages qui se tournent, les corps qui fuient dans le sommeil. Allongé dans son refuge, le spectateur peut saisir son reflet dans cette femme qui s’enfouit dans les pantins de chiffon servant à l’entraînement pour des scènes d’exécution.
Le deuxième temps du film est celui d’un présent étiré sur une plage sauvage, où un groupe d’individus vivent collectivement avec leurs couvertures, chantent, dansent, flottent dans l’eau mais semblent aussi s’y noyer. La violence et la misère sont partout et se mêlent à la beauté des paysages, dans le rythme imagé d’une bande-son originale réalisée par Cosmic Neman et Dr Schoenberg, rejoignant la chorégraphie des émotions. Enfin, le troisième acte est celui de la parole révolutionnaire et de l’engagement. La cinéaste rentre dans le champ et nous intègre dans des discussions incarnées sur les crises économiques, sociales, politiques et morales dont le cas de la Grèce est une porte d’entrée pour le spectateur. Comme le dit Heval Mazlum, face aux corps brisés s’impose la nécessité historique de recréer une unité organique qui ne soit pas monstrueuse. Si le fond est grave et la guerre une perspective attendue, le film se termine sur l’espoir qui vient des autres et qui permet de rester en vie au sein d’une réalité désespérante.
S’engager dans Le fort des fous, c’est interroger les inégalités symboliques et physiques qui font qu’un drame ici ou ailleurs n’a pas la même valeur. Dans le contexte de la documenta14, projet curatorial animé par la tentative d’apprendre des victimes du capitalisme (Learning from Athens), l’installation fait entendre des appels saisissants à la mobilisation collective, dans un présent politique ancré dans les intimités, les émotions, les mouvements de corps et de pensée.