Le geste emprunté, entre arts plastiques et danse

A côté d’études générales sur les liens entre arts visuels et arts vivants menés par des créateurs des deux champs de production Anne Creissels cible son essai sur peu d’oeuvres avant tout créées par des femmes et qui toutes interrogent comment du corps contraint peut naître un geste, certes emprunté, mais qui trouve sa propre autonomie. Celle ci s’exerce en lien au mythe subverti comme dans la recherche poursuivie d’une altérité.

Anne Creissels docteure de l’EHESS et artiste en performance fait suite avec ce livre à son précédent essai Prêter son corps au mythe : le féminin et l’art contemporain publié chez le même éditeur. Sa démonstration s’appuie principalement sur deux films l’un réalisé en 1978 par la plasticienne Rebecca Horn Der Eintänzer et le second produit par la chorégraphe Pina Bausch La plainte de l’impératrice (1989) Toutes deux sont allemandes et appartiennent à la même génération, celle des années 1940. Le recours au médium du cinéma est exceptionnel chez elles, ce terrain de recherche commun justifie la comparaison.

Dans un premier chapitre l’auteure approche la critique du concept de grâce en s’appuyant aussi sur des exemples historiques au féminin venues du monde de la danse. LoIe Fuller est convoquée pour son travail de fusion des voiles et de la lumière et à l’opposé du corps contraint. Isadora Duncan tente de faire retour avec sa « danse libre » à la grâce naturelle. Le modèle stéréotype de l’époque reste Anna Pavlova figure inoubliable du Lac des cygnes et de La mort du cygne. A juste titre un solo moins connu de Joséphine Baker, Le cygne noir met en perspective critique ce modèle dans une approche hybride.

Ce réseau d’hommages distanciés se poursuit avec Nikki de Saint Phalle qui s’inspire à son tour de Joséphine Baker aussi bien pour sa Nana noire upside down (1965 – 1966) que pour ses Trois Grâces ( 1995-2003) , unies dans la même ronde une blanche , une jaune une noire. Ses incursions dans le domaine chorégraphique sont peu nombreuses , si l’on excepte sa Nana dansant, sculpture animée avec Jean Tinguely et sa participation à L’éloge de la folie spectacle de Roland Petit où elle offre ses immenses nanas comme partenaires aux danseurs.

Dans le film de Rebecca Horn le corps entre en partenariat physique avec les objets et sculptures de la réalisatrice. La plume y joue comme souvent dans son oeuvre un rôle primordial. Animée par une roue motorisée une carapace de plumes enferme le corps de la danseuse, un étrange duo lie deux autres interprètes et réduit leurs mouvements dansés par des bandages attachés à la jambe d l’une et au bras de l’autre. Cet étrange appareil est nommé en tant que La harpe corporelle.

Cette disparité se retrouve chez Pina Bausch dans des enjeux de taille quant aux questions de genre.A la recherche d’un art total son Tanztheater fait du geste un outil de recherche de soi et de l’autre. Dans son film le montage se met au service de puissants échanges d’affects. Les deux réalisations cinématographiques s’opposent quant à l’espace, principalement intérieur chez Rebecca Horn et se développant en divers extérieurs pour Pina, autant que dans le temps de l’action resserré sur trois jours pour la plasticienne et développé au rythme des saisons pour la chorégraphe. Enfin le rôle principal dans la scénographie passe des objets sculptés aux corps des danseurs et à leurs vêtements. Toutes deux articulent savamment cependant l’équilibre du désir et du manque en étendant le domaine du sensible pour le faire évoluer notamment du visible au tactile ainsi « elles tentent de chorégraphier la complexité des rapports humains, de performer l’altérité ».

Dans la dernière partie l’auteure analyse les « délivrances compulsives » à travers l’étude du corps contraint tel qu’il se manifeste chez d’autres créatrices d’une autre génération comme La Ribot, Claudia Triozzi, Esther Ferrer ou Louise Hervé et Chloé Maillet. Montrant comment elles sont héritières des pratiques performatives féministes des années 1960 et 70, Anne Creissels démontre les formes particulières liées à l’oralité notamment sous la forme des conférences dansées. C’est ainsi qu’elles trouvent accès à la performativité du mythe : « L’imaginaire du corps contraint peut ainsi nourrir des gestes d’émancipation. Investir le paradoxe , emprunter le mythe devient alors le moyen d’exercer sa liberté. »