Le mur comme un carnet de croquis…

« Je prends le mur comme un carnet de croquis, un terrain d’expérimentation. » Circonscrit dans l’aplat bleu profond, à quelle expérience ce lecteur, assis à la surface du mur, à l’œil cyclopéen scrutant l’alentour, convie-t-il ? Quelles correspondances multiples ébauche-t-il entre la lecture, les univers colorés et formels de l’histoire et de la mémoire et l’imaginaire des nuages ? Invente-t-il au passant un regard éveillé de la rue, des façades, des déplacements, des couleurs ? Une sensibilité du grain, de la texture, des aspérités, des reliefs minimes et signifiants de tout ce qui l’environne ? Lui improvise-t-il une danse proliférante de chimères joyeuses s’éparpillant en mémoire absurde de contes anciens et d’actualités plus ou moins préoccupantes ?

Enchapeauté, le livre ouvert au bout des bras jaillissant des cuisses, la silhouette du lecteur prend vie, s’anime jaune sur bleu d’un sourire amusé ; dans une double dimension, de face et de profil, il observe le passant de son œil augmenté, autant qu’il s’absorbe dans la lecture, jeu de communication, d’échange peut-être sur le texte invisible ou sur tous les livres. D’une même texture colorée, saturée, livre et lecteur font corps, se déterminent l’un l’autre par l’évidence de l’aberration figurative, juste distingués par le trait de dessin à la bombe. De l’assise au personnage, même aplat coloré, la pression variable des différents caps diffuseurs, dessinant le trait en épaisseur vibrante, modèle relief et ombre, introduit un changement de dimension en surface entre un sol hypothétique et un espace aérien tout aussi indéterminé.

Calé sur sa chaise, le lecteur en sait-il la métamorphose ? Est-elle le fait de la lecture ou la précède-t-elle ? Les pieds animaliers, le dossier dérangé en masque ou en totem au sourire peut-être sarcastique, moqueur, mais indéniablement joyeux et burlesque abusent de séduction notre pouvoir de regarder et de rêver tout ensemble, d’animer et de donner personnalité et mouvement aux objets inanimés.

Est-ce la lecture, l’acte de s’abstraire dans la danse des mots, qui éveille ainsi la mémoire des textes antérieurs ou futurs, qui excite l’exploration des idiomatismes, des expressions dont le sens ne chavire plus ? Du chapeau du lecteur s’échappent ou s’absorbent, ensemble ou successifs dans la déambulation narrative, potentielle ou réelle, l’oiseau et le loup, au même œil unique et démesuré dardé sur le passant ou simplement attentif à l’environnement urbain ? Qui précède qui ? Qu’est-ce qui les lie ou les délie ? S’incarnent-ils dans les mots et les phrases du livre, dans ses illustrations ou dans la tête du lecteur, devançant ou suivant la lecture ? L’oiseau, aux quatre pattes ancrées sur le chapeau, ouvre un long bec aussi denté que la gueule du loup, sourire ou attente immobile de gober ce qui passe à proximité ?

Sur la tête de l’oiseau, de ses quatre pattes postérieures, le loup, le poil excité de mèches folles, semble emporté dans une danse de joie que confirmeraient le pictogramme sur sa poitrine et le large sourire. Toute la scène, l’échafaudage des corps, entre calme et agitation, s’ouvrent à des interprétations multiples, à des réinterprétations polysémiques. Faut-il alors s’interroger sur tous les possibles ou s’ouvrir au regard et à la pensée libres de divaguer, de s’émanciper des contraintes de l’instant ? Se laisser enivrer par le pouvoir instinctif du dessin à improviser en liberté les mondes mêlés de l’enfance et de la folie ? Car, plus que de peinture, entre les aplats bleus du fond et le remplissage jaune des silhouettes échappées d’un engendrement de fables anciennes et de l’art brut, de contes à la double lecture et de préoccupations contemporaines, c’est le tracé, comme un coup de crayon, qui libère l’imaginaire, l’emporte dans une fantasmagorie de formes où chaque détail image une multitude d’ailleurs qui se dévoilent peu à peu.

Autour, dans ce qui distinguerait à peine un espace aérien d’un espace terrestre reliés par l’empilement des personnages humain et animaux, virevolte une foule de formes de même couleur, tracées du même trait net et flou : symboles hiéroglyphiques, logotypes ou tags aux référents inconnus, patchworks organiques et animaux aux greffes mécaniques, végétaux anthropoïdes… Entre la gent ailée et les champignons à chapeau, yeux grand ouverts et bouche dentée, qui accompagnent une cafetière projetant un jet de vapeur, s’expose le carnet de croquis rupestre d’une broderie entomologique fantasque ; se déploie une écriture rimée à composer ; se dessine un calligramme de l’hybridité à inventer. D’une forme à l’autre, d’un détail à l’autre, de leur proximité et de leur distance, le regard s’ouvre à l’expérimentation, au jeu infini des combinaisons sensibles.

La scène se fait polyphonique. Elle engage pour le passant un dépaysement de l’urbain en échos multiples et indécis de quelques épisodes d’une chasse au Snark animée par Ralph Steadman, de quelques figures hybrides de Gaston Chaissac, de Stéphane Blanquet ou des estampes de Georges Focus… un univers de bande dessinée ou de manga, et la pensée dérive, libre, bousculant pour un temps les incongruités et les leurres d’une actualité léthargique.