De juin à octobre 2014 le musée Ludwig de Cologne a initié sous le titre « Intractable and untamed : documentary photography around 1979 » une réflexion faisant retour sur les pratiques documentaires à cette période charnière de la contemporanéité. On y retrouvait les œuvres d’artistes fort connus comme Robert Adams, David Goldblatt, Candida Hofer, Boris Mikhailov ou Thomas Ruff. L’intérêt de cette proposition était aussi d’y ajouter d’autres créateurs qui ont fait évoluer ce champ et qui sont Derek Bennet, Joachim Brohm, Sanja Ivekovic, Ute Klophaus, Gabriel et Helmut Nothhelfer ou Ragubir Singh. Ce fut pour moi aussi l’occasion de renouer avec Karl Kugel et de revoir son étonnant parce que précurseur « Voyage allemand ».
Réalisé grâce à une bourse de l’Office Franco-Allemand de la Jeunesse cet ensemble d’images fut produit en 1983 et finalisé sous sa forme actuellement présentée au musée quatre ans plus tard. Pour situer le contexte il faut se rappeler que cette immense bande de tirages de 15m de long est construite selon un ordre chronologique dont la séquence suit l’itinéraire du voyage de Kugel dans les sites photographiés au fur et à mesure : Bonn et Cologne, Kassel, le voyage vers Berlin, la ville elle- même, et enfin le retour vers la Rhénanie, dans le quartier de Chorweiler à Cologne. La démarche ne peut manquer de rappeler celle de Robert Frank quand il initie Les américains. La nature particulière du ruban d’images évoque aussi la matérialité de la pellicule cinéma. Dans les liens de fascination réciproque qui unissent Europe et Etats Unis le juste retour serait à envisager comme un road movie à la Wim Wenders quand dans Alice dans les villes il nous fait découvrir les lieux industriels de la Ruhr où s’est développée l’œuvre de Bernd et Hilla Becher, et le courant d’une autre objectivité.
Si on a pu à l’époque parler à juste titre du travail de Kugel comme relevant d’une anthropologie visuelle, rétrospectivement ce que prouve sa participation à cette ensemble c’est que son approche sensible d’une esthétique du quotidien constitue en fait les prémices du courant de la fiction documentaire. Pour s’en convaincre il faut revenir sur l’organisation physique de cette séquence. On a envie de la relier à la constitution d’un leporello qui s’appuierait sur le double protocole technique de l’argentique, les tirages se trouvant reliés à d’autres mais étant aussi doublés de l’étape précédente de leur production à savoir les bandes de planche-contact. De ce fait la frise du Voyage allemand dans son cheminement duel rejoint l’organisation bien connue dans la peinture religieuse du retable polyptyque et de sa prédelle en soubassement.
Ce sont bien entendu les déplacements des spectateurs qui reconstituent physiquement l’itinéraire de l’artiste comme le prouvent les vues de l’installation muséale. Ce n’est pas un hasard si quelques années plus tard Karl Kugel a produit un « Récit des corps » consacré à établir la légende des danses de combat. Que ce soit le territoire allemand qui suscite avec Karl comme avec les autres artistes réunis au Musée Ludwig ce renouveau documentaire c’est évidemment lié à l’antériorité de ce monument qu’incarnait « Les hommes du vingtième siècle » recensés par August Sander. Au début de ces années 1980 le récit d’une aventure collective, fût elle entachée de tant de négativité dans la montée du nazisme, n’est plus envisageable. Seul un mythe individuel peut encore s’écrire, certes dans la synergie d’autres projets, quitte à prendre les formes de la grande histoire de l’art pour inventer ses esthétiques propres au medium.