Legs d’Algérie. Fictions documentaires.

Dans l’événementiel des représentations intercommunautaires, les mémoires de « la guerre sans nom », sont restées longtemps, en ennemis intimes, muettes dans le déni officiel et les traumatismes individuels et collectifs. Au nom de vérités unilatérales et de dits après-coup de quelques responsables en mal de justification, témoignages et documentaires, littéraires et cinématographiques ont été récusés ou contestés malgré le travail des historiens et, aujourd’hui encore, l’ouverture des archives judiciaires en 2021, l’assouplissement plus récent de l’accès aux dossiers impliquant des mineurs laissent encore fermés nombre de dossiers « classifiés ». Sur fond d’autres guerres, l’incompréhension, le rejet, la peur, entretenus et partagés de l’autre et de la différence invitent à repenser ces legs de silences, ces échos sourds intergénérationnels de non-dits, d’images cachées, à en actualiser l’imaginaire. Les trois ouvrages de Louise Narbo, Stéphane Léage et Dominique Mérigard y participent.

Christian Gattinoni, dans les trois préfaces, instruit comment ces fictions documentaires, imageant les archives familiales et l’intime, participent avec les sociologues, les historiens, les anthropologues…, les documentaristes et toutes les chercheuses et chercheurs, à la construction, entre science et émotion, entre « La gangrène et l’oubli », d’un « retour de mémoire », d’un regard autre sur les traumas de la guerre invisible.

Voyage en terre oubliée de Louise Narbo parle d’un voyage intérieur à la terre d’origine. Le parcours d’une exilée de la mémoire, rythmé dans le livre en quatre moments qui se répercutent, se déploie dans une écriture photographique qui donne sens et remémoration aux traces, à la recherche sur le silence et l’oubli de la vie antérieure. Revoir, « Souvenir, sens interdit ». Dans sa nécessaire diversité formelle et sensorielle – reproduction de photographies argentiques en noir et blanc aux forts contrastes de l’enfance, d’objets en fracas de la mémoire, montages de photographies d’identité et de paysages, de lieux, surimpressions, portraits coupés en diptyque, assemblages de négatifs et de positifs, grattages –, l’écriture photographique s’impose, pénètre l’obscurité ou la pâleur anodine ; les noirs profonds de la surface sensible, les gris de la matérialité rugueuse d’un mur, de la douceur d’un visage, les couleurs de la terre perdue, celles maritimes de la séparation, l’éclat des surexpositions et des contrastes de lumière révèlent la coupure, l’avant et l’après, les diffractions et les détours de mémoire. Les images d’une enfance et d’une adolescence, la valise, la mer et la lumière de l’été, reviennent, crépitent à la conscience de souvenirs, instables, dissipent le voile du brouillard de mémoire, exposent le présent du passé dans la violence sourde du retour sur soi, du retour à l’Algérie. La guerre est partout et nulle part tapie dans la fracture du départ, renaissante toujours dans le paysage et la végétation méditerranéennes.

Non datées, les photographies s’expriment en témoignages poétiques de quête d’identité, de reconstruction de mémoire : « Je voulais contenir une chose qui s’échappait toujours », « Ce n’est pas tant le récit qui m’importe, mais ce qui fait obstacle à la remémoration ». Les images s’ouvrent à l’évidence silencieuse des mots et des objets orphelins, aux non-dits intimes, à la généalogie d’un ancrage ancien, d’avant les conquêtes, des peuples mêlés du Djebel Amour, sédentaires et nomades, Arabes et berbères, juifs et musulmans. Histoires dans l’histoire, éclats de passé dans le présent, les images disent l’absurdité, les peurs, les blessures et les traumatismes d’une guerre longtemps sans mots, la mémoire volée de l’exilée.

Du sable dans les archives. L’entrée dans l’univers visuel des albums de famille se révèle vite un carrefour d’histoires et de mondes où se fragilise et se construit l’évidence de la présence de soi à un pays, une culture, d’une histoire. Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui dans sa génération se demande Stéphane Léage dans l’interrogation photographique intime des oublis, des silences et des creux des identités et des mémoires familiales, du temps long des destinées. Dans un montage généalogique de diptyques, textes et images révèlent et transmettent les parcours de plusieurs générations confrontés aux fractures de la colonisation et des guerres – guerres mondiales et guerre d’Algérie –, intimité des aïeuls ashkénazes et séfarades – dans une cohabitation culturelle arabe, musulmane et juive que brise une politique d’assimilation discriminatoire (décret Crémieux) –, orientalisme, modernité scolaire et républicaine, culture syndicale et nationalisme, montée des antisémitismes et des mesures d’exclusion, liberté, résistance et guerre d’indépendance.

En collage ou en inclusion dans une partition, sur un fond graphique, un document d’état civil, une carte, un croquis technique, la couverture d’un manuel scolaire, la « une » d’un journal…, en extraction ou en photomontage, les photographies, en interaction avec les deux énoncés du texte, entremêlent l’intimité familiale et le contexte historique, engendrent, dans la recherche et la rencontre, une identité qui se questionne depuis l’Algérie, terre d’engagements communs, de croyances partagées, de fantasmes et de lieux de vie entre orient et occident, une identité faite d’entremêlements et de dissemblances, d’assimilation et de particularisme. Le détail, l’anecdote, le jeu des décalages en diptyque – en triptyque avec le positionnement généalogique dans l’image – développent, avec la résonnance des mots et expressions comme « indigène » ou « belle juive », la narration d’une construction mémorielle, où les problématiques de l’image d’archive s’incrustent dans le présent, saisissent l’actualité par le passé, séparatisme, exclusion, racisme, guerre, migration, pauvreté.

Les hors-champs de l’Histoire. « La mémoire vient se loger dans de menus objets, une carte postale, quelques mots griffonnés sur un bout de papier, des photographies jaunies. » Un album de photographies d’Algérie trouvé après le décès de son oncle engage Dominique Mérigard dans une enquête, l’exigence intérieure de questionner les indices, les traces, de donner des mots aux archives longtemps muettes et invisibles, aux objets, de comprendre, de recueillir les bribes de silence de la mémoire familiale, le témoignage et les diapositives d’un voisin. Il y a les photographies, trois jeunes appelés d’un même village dont celui qui raconte, ailleurs, aux portes du désert, loin les uns des autres, dix-huit mois qui les ont fait autres, la cicatrice cachée de toute une vie.

Pour Dominique Mérigard, l’archive photographique fait récit autant de ce qu’elle montre que de sa matérialité qu’il met en scène et actualise en retour de mémoire dans un montage : tirages de petit format aux bords dentelés en transparence sous la feuille de cristal de l’album ou scan de diapositives, montés avec des objets rapportés d’Algérie – rose des sables, boitier photographique, cigarettes de troupe, couverture d’album et portefeuille en cuir repoussé, insignes de bataillon des troupes, livret militaire… –. Le texte, narration des interrogations, de la recherche, du ressenti des silences, donne à réfléchir la dimension hors champ des photographies : « Certaines images de l’album font plus penser à des mises en scène de cinéma ou à des jeunes gens en colonie de vacances ou en camp de scouts qu’à des militaires sur un terrain de guerre ». Par son absence de l’image, sa déréalisation, la guerre est partout, violentant les corps et les esprits, les quelques images de l’autre, « l’ennemi », les extraits du récit de Julien, le voisin dont Dominique Mérigard incruste des mots sur les diapositives, quelques mots – fellagas – dans les courriers des appelés qui se veulent rassurants, disent l’incompréhension, l’indicible de la situation et de l’action, l’incommunicabilité du traumatisme, le repli mutique et le rejet de l’autre, de sa culture, de sa présence même. Objet et gardien de mémoire et d’histoire, le livre expose, s’ouvre à la rencontre, à l’échange. Il se refuse de juger.

Dans leurs différences, les livres produisent une unité dans le travail du silence. Pendant plusieurs années, les trois photographes ont échangé, partagé leurs visions et leurs démarches, ont lu les mêmes ouvrages des historiennes et des historiens qui aujourd’hui pensent la guerre et ses mémoires, en font les récits et en analysent les traumatismes et les représentations autant de la génération de la guerre que des générations qui ont suivi, questionnent les sociétés française et algérienne, les sociétés issues de la colonisation et de la décolonisation, sur l’oubli et le déni, sur la reconnaissance d’État, sur l’altérité et la montée des haines. Dans le récit intime et familial, dans la fiction qu’ils construisent, les trois livres documentent l’image et l’histoire et posent la question de la transmission, de la construction de soi, du vivre ensemble, non par l’oubli, mais par la connaissance.

Dans leur diversité qui fait dialogue, ils engagent, par le récit, la fiction, le retour et les détours de mémoire, à une pensée critique de l’image, de ses fonctions, de ce qu’elle dit ou montre et ne dit ou ne montre pas.