Les cinq corps sublimes d’Olivier de Sagazan.

De l’art pratiqué par le peintre et sculpteur Olivier de Sagazan, le sens commun dira facilement qu’il est d’une nature violente. Or l’art n’est pas violence, n’est pas violent. C’est plutôt la vie qui est violente, devrait-on s’accorder à dire en faisant preuve de réalisme. Car, comme chacun devrait le savoir, la représentation d’une chose terrible, son imitation par l’art, n’est pas la chose même. Il ne peut donc pas y avoir de violence directe dans l’art, en tout cas, pas de violence réelle sur les corps. La représentation du corps torturé, supplicié, perforé, n’est pas en elle-même l’acte du supplice qu’on peut y voir ou y croire représenté.

L’art-corps d’un Dieu absent.

On peut tout de même refuser une telle distinction. Celui qui la refuse présuppose qu’au sein de la représentation, il y a parfois à l’œuvre une violence active du représenté. Si c’est le cas, elle s’exerce d’une part sur ce qui est représenté et, d’autre part, sur la sensibilité du public de façon insistante et délibérée. A rebours d’une telle attribution de violence à l’art, les poètes nous disent la vie beaucoup plus violente. Violente elle nous paraît, parce qu’infiniment cruelle. De cette cruauté, témoigne en elle une aspiration constante à l’éternel qu’elle semble porter mais qui s’avère indifférente à la conservation de l’humain dans l’être. De cela, chez Olivier de Sagazan, la chair peinte chthonienne en atteste, tout autant que le corps virevoltant dans la matière profuse dynamisée. Remarquons que la peinture se fait ici à la fois image et matière à l’instar du peintre Paul Reyberole ou, encore tout autrement, chez un Olivier Debré.

De grands textes vinrent autrefois annoncer qu’un Dieu unique pourrait nous relever d’une telle déchéance fatale que la vie inflige à l’homme. La peinture et la sculpture furent bientôt requises pour instruire le témoignage d’une telle scène. Il y eut ainsi de nombreuses représentations picturales de la Résurrection. L’homme actuel, lui, se tient désormais à distance d’une telle promesse, livré comme il l’est à la simple existence contingente de son corps propre et aux blessures ouvertes qui le couvrent. De sorte que, pour celui qui se saisit actuellement de la vérité du corps vivant humain, résolument et sans trembler, la réalité apparaît comme des plus violentes. Elle donne lieu à une expérience qui mêle à l’assomption de l’absolu, ici la puissance du corps vivant générateur, la détresse d’un déchirement ou la fragilité de la chair en ses coupures et flétrissures. D’un côté la puissance blessante du fer, extensive, de l’autre la tendresse blessée de la chair, réceptive, composent de la forme du corps l’étrange attelage. L’image qui en résulte est difficile à contempler quand on se soucie de vouloir la représenter. Il se trouve qu’elle doit venir frapper le corps et le regard par son intensité.
Olivier de Sagazan, lui, a cela d’original que, sans trembler, il nous expose à la question. Il nous expose à la question de la nature du corps et de sa représentation quand l’apothéose et la transfiguration religieuses de la chair ont cessé de faire loi, mais quand le corps-puissance se révèle à la foi du regard et à l’œuvre de la main.

En ce sens, sa peinture est de nature profane. Elle peut-être vue comme une expérience de la déréliction affreuse de la chair et du tourbillon de forces qui la traverse, lorsque le Dieu vivant unique n’en retient plus la figuration. On s’accordera à dire qu’il y donc en elle quelque violence transgressive faite à la sensibilité parce qu’elle ne retient plus la forme du corps ni dans des codes puritains, ni dans des normes figuratives ordinaires. Dans cet art une absence de retenue explosive efface tout classicisme, toute fausse pudeur, toute psychologie, toute convention. Ce n’est pas pour autant là un défaut de réalisme quant à la nature du corps. Violence ici est faite à l’image, tellement celle-ci se voit détachée par le peintre de son habituelle complaisance avec l’imagerie. La violence alors perçue par le regard est celle d’une représentation qui travaille à forger et fouiller la forme du corps, à pénétrer et forcer le visible de la chair et à transfigurer cette fois corps et chair par les moyens d’un art et d’une science païenne.

Le corps expéri-mental.

Avec Sagazan, on est confronté à un art d’ordre expérimental dont l’inspiration est tout autant organique que poétique, comme le dit expressément le peintre lui-même. Cet art est relié à la mémoire vitale et génétique, à des transferts de force et d’énergie du corps propre vers la peinture. Ce faisant, ce qu’il donne à voir dépouille résolument le regard des filtres conventionnels qui dissimulent la nudité essentielle des corps. Un tel corps apparaît alors situé hors de la sphère de connivence de la culture, car nos codes culturels et spirituels en effacent l’empreinte. Pour autant, l’effet d’une telle affirmation dans l’image peinte des énergies du corps n’a pour le regard du public rien de biologique. Il apparaît plutôt qu’il s’agit par celles-ci de dévoiler la crudité, la cruauté, la nudité des sentiments et des corps, l’excès de violence, de matérialité et de détresse qui peut habiter les choses et les images, la vie même, quant à l’humanité se dérobe la médiation de l’éternel. Lautréamont, Antonin Artaud, Otto Dix et Francis Bacon, Jean Rustin, ses illustres précurseurs, ont porté les traits d’un tel art avant Olivier de Sagazan.

Affirmons que cet art est toujours des plus actuels, c’est-à-dire requis comme l’épreuve aiguë du plus réel de notre réel. En l’absence de sa violence, ne risquerions-nous pas de souffrir d’une inconséquence chronique quant au monde humain, oublier d’être lucides. On peut donc le qualifier d’hygiène profane de la pensée. Et, au fond, cet art n’est-il pas secrètement proche de ces visions terribles et sublimes qui, dans la peinture d’inspiration religieuse, ont illustré jadis l’univers spirituel des saints et le domaine du sacré ? Plus exactement, quel est ce corps apparemment tramé de violence, mais aussi de sensualité, dont traite l’œuvre picturale et sculpturale d’Olivier de Sagazan ? Un sorcier africain pourrait peut-être nous le dire. Les sculptures que l’artiste réalise ne sont pas sans relation avec les fétiches des arts premiers dont il eut au Cameroun une expérience directe. On sait qu’ils ne sont pas sans valeur menaçante, sans susciter quelque cri. Quant à sa peinture, il affirme souvent qu’il souhaiterait lui voir prendre l’apparence de la sculpture afin qu’elle advienne, dans son génie dimensionnel propre, à acquérir tout le relief des corps. Or ce corps peint, sculpté, n’est-il pas fait de plusieurs corps qui tous interrogent l’architectonie du corps humain vivant et ses relations charnelles à la mort ? En ce sens, la violence ressentie le serait de la co-présence dévoilée de cette pluralité au sein d’une même image, d’un corps qui serait plusieurs corps sans que nous l’ayons jamais su, ni vu avant cette peinture.

Les cinq corps sublimes.

Un corps pluriel, polymorphe, brûlé par la trop grande ardeur de la clarté solaire, calciné par l’intensité des flammes de la nuit obscure, baigné des mille fluidités de la vie organique et se projetant par ses traits dans l’espace ouvert de l’image, homologue à sa matière profuse. Un corps cette fois prothétique et non plus prométhéen.
Le premier d’entre ces corps serait le corps archaïque, le corps du fétiche qui surgirait de la scène ancestrale, venu du royaume des morts pour advenir à une vie intense et artificielle par l’action d’un démiurge ou d’un médium. Un corps fait de matières ambiguës, repoussantes et dangereuses, des parcelles de l’abject, des fragments d’une chair minérale et suintante, des débris de la vie et des matériaux de la mort. Corps absolument terrible, il parlerait le langage silencieux et hurlant de la vie perpétuée après son extinction et qui se saisirait ici du vivre pour le transfigurer. Son nom : la résurrection obscure de la vie morte à la lumière du voir, sans croyance au salut.

Le second serait le corps organique, porteur de formes et d’énergies, exprimant la scène du vivant. Il serait à la fois un corps-matière, porteur d’une mémoire immémoriale, et un corps-expression, vecteur d’images et d’émotions, d’intensités et d’information. Fait de terre et de métal, d’ossature et de chair, de couleurs et de traits, ce corps porterait en lui et autour de lui, en les transférant dans l’image, la substance de ses torsions, la dynamique de ses énergies, la trame de ses organes retenus au-dedans et prolongés vers le dehors. Son nom : la reproduction sublime de la vie organique par un transfert du corps vers l’image.

Le troisième serait le corps sexué, surgi de la scène érotique. Il serait l’image de la chair-peau, saisie par le désir et dotée d’organes génitaux rendus éminemment visibles. Un corps impudique, fait de substances et de matières pulsionnelles, livré au plaisir ou à l’extase, qui se montrerait dans ses étreintes sensuelles. Elles feraient apparaître l’étrangeté de la sexualité, à la fois humaine et inhumaine. L’exhibition picturale d’un tel corps sexué, également porteur de marques de tendresse, de jouissance et aussi de douleur, n’aurait rien de pornographique. Indiqués de façon allusive, les événements de la chair nous apparaîtraient au milieu de l’entrelacement des corps et au sein des mouvements abstraits du corps peint. Ils se tiendraient au bord de la figuration, impossibles à figurer, puissances peut-être défigurantes. De sorte que souffrance et volupté viendraient ici se mêler étroitement, ainsi que la dégénérescence de la chair et sa transfiguration par l’éros. Son nom : la représentation de l’ancienne et vertigineuse réunion des contraires.

Le quatrième, serait le corps moderne, celui de la scène de la culture et de la science à l’âge contemporain. Il serait ce corps machinique, anatomique, ergonomique, tout autant expérimenté et bâti par la science que mis à disposition, arraisonné, manipulé par une technique devenue intrusive, productrice d’organes et destructrice de corps. Un corps dévoilé et profané, disséqué et pulvérisé, fabriqué et découpé, démultiplié et partagé, réifié et illimité, fragmenté et, remodelé, au-delà des limites sensibles de l’humain par l’histoire politique du savoir. Un corps qui aurait perdu sa délimitation spatiale, son enveloppe. Il se serait à la fois démultiplié de l’intérieur et projeté-prolongé à l’extérieur, rompant ainsi les limites de sa propre configuration au-dedans et au dehors. Un corps à la fois polymorphe et protéiforme dont les dynamismes, libérés par une science technicienne, l’auraient conduit au bord d’une dispersion interne et externe, en une réalité pluridimensionnelle multiple. Son nom : la vision dionysiaque matérialiste moderne de la destruction et de la renaissance.

Le cinquième, serait le corps supplicié, blessé et torturé, celui de la scène du martyre. Ce serait un corps déchiré, dévoré, transpercé, dépecé et disloqué. Un corps frappé et trépané de victime, déshumanisé, dont la figuration fragmentée et perforée, peuplée de visages disloqués et grimaçants, aveuglés, ne serait pas sans évoquer à la fois les images de Francis Bacon et celles de Zoran Music. Un corps qui apparaîtra nécessairement contemporain de l’atroce et toujours actuelle destruction scientifique et politique, criminelle, de l’humain par l’humain. Corps sadien aussi, présenté pris et saisi par les morsures du fer, dévoilant la trame torsadée de métal de sa puissance extrusive et de sa douleur constitutive, criante. Ambivalence ici d’un corps perforé et perforateur, s’hypostasiant lui-même dans ses ex-urgences métalliques et ses contorsions extensives. Il ne serait donc pas seulement un corps d’agonie, mais aussi la face cachée d’un torturant-torturé, témoignant de l’infernale danse sacrilège et funeste du corps de l’homme avec le monde, au sein même de sa chair. La technique industrielle viendrait aujourd’hui dissimuler et magnifier cette même danse, mais sans jamais nous en montrer l’outrageante ambiguïté.

Le corps dernier.

A ce corps, le dernier, nous n’avons pas de nom définitif à donner, car il répond à des lois qui outrepassent à l’humain et à son univers de paroles. Autrefois, le pouvoir métamorphique des dieux le désignait et l’homme de sa loi cruelle était parfois sauvegardé. Il fut magnifié et transfiguré par la scène du sacrifice chrétien en l’attente tragique, pour le corps supplicié, d’une rédemption à venir. Olivier de Sagazan vient à son tour de sculpter pour nous la représentation souverainement sarcastique de ce sacrifice, de cette cruci-fiction. Nous avons perdu le goût de croire à une telle rédemption. C’est pourquoi, de ce corps sans nom assuré, les hommes sont désormais seuls à devoir assumer la violence, face à la mort et au désir, face à eux-mêmes et au monde. Pour pouvoir se protéger de sa loi, il nous faut la médiation des visions matérielles violentes de l’art.
Une violence salutaire.