Les engagements critiques et historiques de Gilles Saussier

Comme Marc Pataut revenant de Pologne en 1980, Gilles Saussier dix ans plus tard après les évènements de Roumanie provoquant la chute des Caucescu prend conscience que sa pratique de photoreporter au sein de l’agence Gamma ne peut rendre compte d’une Histoire trop complexe. Sa rétrospective au FRAC de Haute Normandie retrace les différentes séries de fiction documentaire qu’il mène depuis lors.

Cette rétrospective réunit en les faisant habilement fusionner des extraits de ses principaux projets menés au Bangladesh, en France et en Roumanie : Studio Shakhari Bazar (1997-2007), Envers des villes, endroit des corps (2003-2008), Le Tableau de chasse (2003-2010), B. Mineur (2010-2015). En l’intitulant Site specific il se situe dans la perspective ouverte par Robert Smithson (1938-1973) et notamment en lien à la série texte et images Les monuments de Passaic de 1967.

Ses principales participations thématiques marquent son engagement auprès d’ Okwui Enwezor pour la Documenta 11 de Cassel en 2002, ou lors des expositions Covering the real au Kunstmuseum de Bâle en 2005 et L’archive universelle, la condition du document et l’utopie photographique moderne (2008) au MACBA de Barcelone.

Au temps court et dramatisé en recherche du scoop il privilégie des relations à long terme avec ses sujets mettant en place des protocoles susceptibles de mieux cerner ses sujets, dans un développement personnel et historique, il l’affirme ainsi :
« Je cherche une forme d’engagement et de corporéité qui n’est plus celle du reporter. Je suis dans ce que je photographie, j’interviens, je performe. Mes images mettent mon corps en jeu et non plus l’inverse. »

En proposant conjointement à la lecture de son livre Le tableau de chasse , la performance du danseur et chorégraphe Laurent Pichaud mettant en espace sa vidéo « Miniature » réalisé en 2011 à Beyrouth il prouve l’importance autant de l’empathie pour ses sujets suivis dans le temps que d’une autre forme possible de corporéité au sein de l’espace d’exposition.

Parce qu’il oppose les formes habituelles du document à celles du monument élaboré à partir de ses archives personnelles, il affirme la mise en crise du rôle de l’image témoin, dans ses présupposés et attendus esthétiques et surtout idéologiques.

Son travail se trouve complété par sa double manifestation scénographique dans l’installation de photographies et dans sa pratique éditoriale de livres d’artistes qui formalisent certaines de ses recherches.

La structuration de son projet se fait autour de peu de faits historiques qu’il a vécu, peu de sites que l’information a rendu visible malgré les fables que cela a généré et qu’il explore à plusieurs périodes y compris hors actualité, comme il le déclarait à Emmanuelle Cherel « En revenant sur mes projets, strates après strates, à intervalles de temps et d’images répétés et espacés, je repère quelques sites, personnages, formes trouvées et enchevêtrées qui m’avaient obligées à faire détour. »

Dans ces détours Gilles Saussier assume aujourd’hui sa photographie comme un acte performatif, se situant dans la critique de la tradition documentaire, à travers deux champs connexes celui de la relecture de l’héritage du minimalisme à travers l’hommage à Brancusi et une anthropologie visuelle qui nous donnent des leçons de vigilance quant aux manipulations de l’information.