Des teintes sourdes, des espaces architecturaux délivrés de toute présence humaine, des corps féminins enfants ou adultes sans visage, un cadavre d’oiseau, des eaux usées, le végétal regagnant du terrain sur le travail de l’homme, un crucifix, une boîte aux lettres arrachée. En découvrant ces photographies mélancoliques de Kate Barry, on est tenté d’y voir une forme de prémonition du pire, de déceler en creux la disparition à venir de leur auteur. Il y a aussi cette image d’une architecture sommaire dont s’échappe un arbre, le ciel est gris, autour c’est le désert, il n’y a rien, seule une route ouvrant vers l’ailleurs, celui du ciel si l’on suit l’arbre, celui des regroupements urbains si l’on empruntait la route.
Cette photographie, sans doute l’une des plus belle de l’ouvrage est aussi celle de la couverture, raisonnant encore différemment imprimée sur le papier mate gris rosé de The Habit of Being. Le livre est un bel objet, alternant, planches contact, textes, images isolées dans le blanc de la feuille puis en pleine page. Certains éléments de The Habit of Being convergent indéniablement vers cette approche biographique de l’œuvre, où l’image pourrait avoir valeur de symptôme, qu’il s’agisse des premières lignes du texte de Marie Darrieussecq, comme de l’épilogue rédigé par Diane Dufour et Fannie Escoulen à l’origine de cette édition.
The Habit of Being est-il le journal d’un malaise existentiel composé à titre posthume ou encore un ouvrage venu rendre hommage à une jeune femme trop tôt disparue ? Comment empoigner The Habit of Being ? Le fait justement que cette édition ait été réalisée à partir de « témoignages de ses proches, des indications laissées au creux des boîtes, quelques notes de travail et quelques bribes de correspondances amicales » par Diane Dufour et Fannie Escoulen, donne à The Habit of Being une dimension ambiguë. Il s’agit donc du travail photographique de Kate Barry, de ses textes, mais ils ont été mis en scène par des regards extérieurs.
En dehors des portraits de célébrités que faisait Kate Barry, que faisait-elle pour elle-même, dans son geste photographique le plus personnel ? C’est là que se tient, sur cette lisière périlleuse, The Habit of Being, ouvrage trace d’un parcours où des éléments de vécus croisent la biographie connue et la démarche intime. L’abandon du portrait correspond pour Kate Barry a ce retournement introspectif : « Ne plus m’approcher des visages. J’avais l’impression d’usurper l’émotion de l’autre, que je n’étais pas à ma place. J’avais envie de faire tout le contraire pour voir ce qui restait de moi. Duo du portrait. Voir où j’existais sans les autres. » The Habit of Being est donc l’aventure d’un regard dans l’espace, cherchant sa propre subjectivité l’appareil à la main, loin des sentiers de la gloire d’une famille ultra médiatisée, des arcanes de la commande, de la perspective impérieuse de la presse ou de la mode. L’ouvrage se divise ainsi en trois parties, comme autant d’étapes de travail pour retracer l’oeuvre en train de se faire.
La première section présente ainsi des séries de planches contactes, dont certaines images sélectionnées par l’artiste ont été découpées, formant un vide dans le quadrilatère habituel. Parmi ces planches, une série de deux palmiers en noir et blanc pris en tout sens offre un ensemble intrigant, venant rompre la gamme colorée de l’ensemble du livre. Ces images n’étaient pas destinées à être vues, elles forment donc une sorte de journal de création, où l’on comprend entre répétition et décalage comment procédait Kate Barry face à son objet. La deuxième section présente des images isolées, probablement retenues par l’auteur. Enfin, la troisième section, ponctuée par des extraits de Savannah de Jean Rolin, texte écrit par un proche de Kate Barry, évoque le voyage de Kate Barry sur les traces de l’écrivain Flannery O’Connor. On y découvre des triptyques, composés d’images floues, parfois énigmatiques, où c’est le corps du regardeur qui se situe dans l’espace, comme un sujet rencontrant d’autres êtres.
Ces images rugueuses, très différentes des photographies aux compositions équilibrées présentées dans les autres sections sont des photogrammes issues du film réalisé par Kate Barry. Cette dernière partie de The Habit of Being est sans doute la plus intéressante, celle aussi qui illustre au mieux le titre, parce qu’elle renonce à tout charme, qu’elle ne se donne pas tout de suite, qu’elle ouvre sur l’œuvre et l’existence de Flannery O’Connor, qu’elle nécessite de lire le texte de Jean Rolin, de regarder les images plusieurs fois, pour comprendre une forme d’enchâssement, où un homme cherche une femme qui en cherche une autre.