Les Paysages exfiltrés que Guillaume Lemarchal expose à la Galerie Michèle Chomette ont rarement été photographiés sur le territoire français. L’auteur va chercher l’ailleurs, que ramènent ici ses images, au-delà de nos frontières loin à l’est et au nord de l’Europe, en Estonie, Allemagne, Crimée, Ukraine, là où la neige, la glace, la brume, le froid saisissent le paysage et figent la vie.
Quand il déroge à l’habitude de s’expatrier, c’est pour encore servir sa quête de « déserts » puisqu’à Sète il photographie des mines de sel et en Lorraine des champs de cendres. L’ailleurs que chasse le photographe a souvent été vidé de son d’identité. Non seulement les phénomènes atmosphériques et climatiques effacent les traces de toute présence humaine et animale mais encore les vestiges de béton et de barbelé, les tours fantomatiques qui balisent le paysage – abandonnées on ne sait pas depuis combien de temps – paraissent appartenir à autre monde. Paysages exfiltrés, dit le titre, « transférés secrètement d’un lieu ou d’un pays à un autre », dit la définition. Ces paysages ne sont pas ce qu’ils ne sont, ce sont des paysages déplacés. D’abord naturels, ils ont été clôturés et construits parce qu’affectés à des camps militaires, délaissés après « la chute du mur » et le démantèlement de l’URSS. Ils ont alors subi eux-mêmes une seconde métamorphose : après la construction la désertification, la néantisation.
Paysages donc lourds d’histoire, mais auxquels la blancheur des sols et la luminosité septentrionale viennent donner une nouvelle virginité, une deuxième chance. En effet quelle que soit la solitude des icebergs au milieu des lacs glacés, quelle que soit la déréliction des hangars dévastés, des miradors desœuvrés, des châteaux d’eau inutiles, quelle que soit l’étendue des sols enneigés, des glaces marines, quelle que soit la densité des brumes, la lumière est toujours présente, diffuse parce que voilée, irradiante même cachée. Renouant avec la tradition des peintres du nord, Guillaume Lemarchal donne une large place au ciel et à l’énergie lumineuse qui s’en dégage. Même dans la série des cités désertées, en raison de leur proximité avec Chernobyl, le chemin qui passe entre les immeubles vides conduit vers le ciel.
Entre ciel et terre, toutes ces fondations humaines réduites à l’état de ruines sont des icebergs dont les plusieurs paysages portent le nom, dont le premier dans la série porte le nom emblématique d’ Insula. Cette photo de 2005 est double, composée de deux portions d’îles, séparées par un intervalle blanc mais en même temps raccordées par les lignes du socle de l’île et du grillage qui se poursuivent au-delà de l’interruption. Deux îles en une ou deux pièces, deux morceaux d’îles d’origine différente, rapportées ? Peu importe, les îles ne sont jamais originaires que dans le fantasme. Tous les « isola », retournés à l’état sauvage, entourés de déserts, que circonscrit Guillaume Lemarchal avec son objectif, répètent et réinventent la première île. Chacun de ces lieux naufragés et rescapés de l’oubli par la lumière qui les éclaire revient à soi comme un nouveau commencement. C’est donc cela qui motive les explorations lointaines de Guillaume Lemarchal, ou plus proches si cela se retrouve ? A Gilles Deleuze nous emprunterons la réponse in « L’île déserte et autres textes », Paris, Minuit, p. 17 :
« Il y a dans l’idéal du recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui le reprend pour l’approfondir et le reculer dans le temps. L’île déserte est la matière de cet immémorial ou ce plus profond. »
le 23 novembre 2008