La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Lettres de Panduranga, Nguyen Trinh Thi

Un homme et une femme anonymes échangent une vingtaine de lettres sur leur expérience de terrain. En voix off, la femme lit la première lettre : « Je t’écris cette lettre pour ainsi dire d’une terre lointaine. On l’appelait jadis Panduranga ». Le cadre est situé. Entre terre et mer, une barque solitaire à l’horizon, « Le Champa, un royaume qui n’existe plus depuis longtemps. » Dans la province de Ninh Thuân, un des derniers territoires d’un peuple, devenu minorité ethnique, dont les traces se sont estompées sous les conquêtes du royaume du Dai Viêt (Vietnam), vivent les descendants villageois des Cham.

Entre archéologie, histoire et récit mythique, où interviennent les colonisateurs successifs, le royaume Cham a donné lieu à de nombreuses interprétations et constructions théoriques sur les origines du peuplement, l’identité linguistique et religieuse, sur le système politique et l’organisation économique d’un État à dominante maritime, sur le système matriarcal, sur les spécificités stylistiques et iconographiques d’un art mis en concurrence par les chercheurs avec celui de la civilisation Khmer, sur la disparition progressive du territoire depuis le XVe siècle jusqu’à l’absorption par le Vietnam en 1832. Les vestiges Cham, menacés lors des guerres du XXe siècle – destruction entre autres de la tour A1 de My Son par l’aviation américaine en 1969 – sont depuis 1999 classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une suspension et une vulgarisation touristiques et muséales ? « Je me demande si les gens que tu vois aujourd’hui à Panduranga ne sont pas eux aussi un témoignage de cette même extinction. » Le projet de construction des centrales nucléaires de Ninh Thuân 1 et 2 entraînant, à l’échéance 2020, le déplacement de plusieurs milliers de villageois, contribuera à fragiliser encore le centre spirituel des Cham, « enseveli non seulement sous le temps, mais aussi sous la politique, la territorialisation, le colonialisme et la construction historique ».

À la frontière du documentaire et de la fiction, l’essai filmique de Nguyen Trinh Thi, oscille entre l’attention à l’avant-plan – l’intimité des portraits de groupes et de personnes, cadrés au plus près – et l’intérêt pour l’arrière-plan – les plans paysagers plus ou moins larges où se rejoignent recherche esthétique et interrogation sensible et scientifique sur l’entrelacs des contextes passés, présents et avenir. « Il m’arrive de me coucher au milieu de toutes ces pierres », plan large du cimetière des Cham Bani, la caméra se rapproche jusqu’à cadrer les deux pierres marquant une sépulture. En quelques mots de la femme à l’homme, l’évocation des pratiques funéraires dit la complexité de l’organisation matriarcale – « Ici, le paysage, ce sont les femmes » -, de la religiosité et des pratiques shivaïtes et islamiques croisées, le puzzle d’une histoire « dont les pièces ne s’ajustent jamais parfaitement les unes aux autres », de la menace qui pèsent sur elles.

« Confrontés tous deux à une incertitude multiforme », l’homme et la femme questionnent le travail de terrain, « la prise de parole au nom d’autrui » entre ethnographie, histoire, reportage et travail artistique, comme la représentation de l’autre et de soi-même, photographie à la sauvette ou avec la collaboration du sujet, individuel ou en groupe, regard dans le viseur, vers l’objectif ou hors cadre : « En tant qu’artistes, nous sommes animés par deux désirs contradictoires : celui de nous engager, mais aussi celui de disparaître ». Les expérimentations de Nguyen Trinh Thi réactivent celles de Chris Marker et d’Alain Resnais en forme d’hommage à Lettre de Sibérie et Les Statues meurent aussi.

Elles éprouvent les théories d’un paysage lié à la figure du pouvoir dominant de Masao Adachi, Sasaki Mamoru, Matsuda Masao… Exposition coloniale de 1931, musée de Dà Nang – ou salle consacrée au Champa dans le musée Guimet à Paris -, destructions des guerres coloniales, déboulonnage et fonte de statues françaises après 1945 pour créer une statue de Bouddha… il est question d’une population à la géographie effacée, à « l’histoire d’apparence fictive », des études érudites et des collectionneurs qui, autant que les interventions extérieures, séparent, regroupent, classent populations et territoires, de la censure qui permet aux gouvernements d’agir sans la consultation et le consentement des peuples concernés, de la dévalorisation touristique : « C’est étrange d’imaginer ici ces ruines, en étant avec des Cham bien vivants, d’essayer d’établir un lien entre les deux. My Son est comme un musée magnifiquement mort »
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Après Vandy Rattana, Arin Rungjang, Khvay Samnang, Lettres de Panduranga de Nguyen Trinh Thi clôt la huitième édition de la programmation satellite du Jeu de Paume organisée par la commissaire Erin Gleeson, sous la métaphore de « Rallier le flot ». Dans un portrait de l’artiste où elle affirme sa position singulière, Nguyen Trinh Thi examine l’histoire reconnue et admise, la perturbe, offrant ainsi au spectateur un moment et un espace d’indétermination et de doute : « Il se pourrait que j’aie rêvé dans un poème qui touche à sa fin. » (citation du poète Cham Trà Vigia, tirée de Nuits indistinctes).