Logiques du rêve éveillé

Entretien avec Maëlle Dault, commissaire de l’exposition « Logiques du rêve éveillé » présentée du 10 mai au 8 juin 2007 aux Instant Chavirés à Montreuil

M. R. : « Logiques du rêve éveillé » est votre première exposition collective, et elle réunissait des œuvres « qui ont en commun de produire des pratiques de renversement du réel » (je vous cite). Pouvez-vous revenir un peu sur la genèse du projet et nous expliquer ce que vous entendez par ce « renversement du réel » ?

M. D. : Ce qui est évident au départ, c’est la rencontre avec le lieu. J’aime réagir à un endroit et à un contexte. L’idée s’est ainsi imposée peu à peu de réunir au sein de l’exposition des œuvres qui ont à la fois une dimension poétique et politique. Le lieu me semblait en effet se prêter particulièrement à cette articulation : une ancienne brasserie industrielle où l’organisation du travail, les rapports d’exploitation se lisent encore dans la distribution des espaces, et le caractère fantomatique d’un monde aujourd’hui révolu (celui du capitalisme industriel) se devine notamment à travers l’architecture du lieu. Il y avait aussi le contexte électoral, auquel j’ai pensé tout au long de l’élaboration de l’exposition, et qui a fini de me convaincre de la pauvreté des imaginaires politiques. Pour autant, la dimension politique des œuvres ne se donne pas de manière directe, elle se formule de manière sous-jacente, discrète et souvent poétique. L’œuvre de Julien Berthier, par exemple, L’Effort collectif, se présente comme un objet proche du design ; mais, à y regarder de plus près, le jeu des ampoules – un passage de témoin et de relais – dit beaucoup d’un autre rapport possible, collectif et commun, à la production. Logiques du rêve éveillé ne cherche donc pas à traiter frontalement de la réalité politique mais entend souligner un double mouvement : d’une part celui d’une certaine logique, déterminée par le désenchantement qui affecte plus que jamais le monde occidental, logique qui nous pousse à concevoir chacun de nos actes en termes rationnels de « bénéfices » et de « résultats » ; et d’autre part, celui du désir soutenu par le refus du fatalisme ambiant qui prétend que le monde ne peut plus se lire que sous cette unique forme rationalisée, qui serait ainsi la seule vérité possible. Tout semble se passer comme si, aujourd’hui, notre génération, qui a connu « les années d’hiver », ne pouvait plus produire les mêmes œuvres, les mêmes discours, les mêmes désirs qu’un Robert Filliou, dont une pièce est présentée dans l’exposition. Pourtant, le rapport de Filliou à l’art et à la politique me semble s’apparenter à des pratiques micro-politiques, à des micro-utopies qu’il inscrivait au cœur même de sa vie. C’est ce lien possible à la politique que j’ai voulu explorer, celui qui s’est définitivement défait de tout messianisme mais qui persiste à vouloir trouver un chemin qui n’abandonne pas les idéaux de liberté, d’égalité et de diversité pour autant. J’ai voulu que les œuvres de l’exposition explorent ces « pratiques de renversement du réel ». C’est parce qu’on cherche à nous faire croire qu’il n’y a qu’un réel, qu’un chemin possible, que ces « pratiques de renversement » ont un sens politique.

M. R. : Vous pouvez revenir sur le sens de cette pratique en étant plus précise sur le fonctionnement des œuvres exposées ?

M. D. : Par exemple la Pluie dans l’installation d’Alexandra Sà agit comme un moment magique, entre désenchantement (des confettis noirs tombent du « ciel »), une nouvelle grammaire festive ou une nouvelle ère environnementale (les confettis noirs s’apparentent à des nuées d’insectes). En Réunion, l’œuvre in situ de Jonathan Loppin, procède aussi du politique dans la mesure où elle prend son origine dans l’ancienne pièce du contremaître et qu’elle fonctionne sur une situation que l’on ne voit pas et dont on est exclu. La négociation qui a lieu dans cette salle de réunion, rendue visible par le mouvement intermittent qui se joue derrière les rideaux orange, est une série d’événements que l’on est susceptible de ne pas voir et l’œuvre fonctionne de ce fait comme un véritable écran de projection. Que se trame-t-il derrière, là où l’on ne juge pas utile de nous laisser entrer, intervenir et prendre part à ce qui se joue au présent ?
Avec l’exposition Logiques du rêve éveillé j’ai souhaité proposer des nouvelles grammaires possibles qui prennent à la fois en compte le poétique (l’esthétique, le sensible) et le politique (le quotidien, l’ordinaire, le collectif…). « Le partage du sensible » de Jacques Rancière n’est pas loin : « la politique et l’art, comme les savoirs, construisent des « fictions », c’est-à-dire, des réagencements matériels des signes et des images, des rapports entre ce que l’on voit et ce que l’on dit, entre ce que l’on fait et ce que l’on peut faire ». La notion de collectif traverse d’ailleurs l’exposition. Par exemple, The landscape is changing de Mircea Cantor (manifestation en silence et sans slogan ou la ville est donnée à voir de manière déformée à travers son reflet dans les pancartes miroirs) ou The Apse, The Bell and The Antelope d’Aurélien Froment (sur le projet d’Arcosanti élaboré collectivement depuis des années), mais aussi l’installation in situ de Jonathan Loppin (En réunion), les signatures de Jian Xing-Too et les deux séries de Jérôme Saint-Loubert Bié reprenant les plans et les photos des sites Ikéa.
Une autre idée importante est celle de la multiplication des accès à la réalité et ce mélange de strates qui s’intercalent dans un même espace-temps. La pièce du Souffleur d’Aurélien Froment définit ainsi plusieurs espaces et temporalités (celui du public, celui du plateau et celui des coulisses du théâtre). On retrouve cette caractéristique dans la pièce de Guillaume Leblon, Rites à intervalles réguliers, un sèche-linge qui nous renvoie à l’univers ordinaire et développe en fait, un dialogue inédit sur l’espace coloré de la peinture. Ou encore avec Mapping 001 de Sophie Toulouse, une cartographie qui mêle différents points de vues et dont la logique produit une carte mentale inédite superposant informations sur l’exposition, représentations de différentes provenances (plans, morceaux d’œuvres, noms d’artistes…).

M. R. : Et la logique du rêve éveillé ? On retrouve cet intérêt pour le rêve éveillé chez Edgard Morin même si lui le définit de manière assez différente. C’est en effet le moment où l’on est dans une vie de rêve tout en restant à distance de notre propre vie, dans une posture d’écart.

M. D. : Oui, la question de l’écart m’intéresse. Les œuvres présentées dans l’exposition proposent chacune à leur manière des « logiques » de l’écart ou du rapprochement qui finissent par produire un champ de possibles. En se rapprochant si près de son objet, Jérôme Saint-Loubert Bié arrive par exemple à « perdre » volontairement, une part de sa réalité, celle qui est la plus connue : l’image publicitaire des magasins qu’il choisit de représenter en réutilisant certaines pièces du puzzle communicationnel. Dans cette perspective de l’écart ou du rapprochement, on peut aussi citer les pièces de Jian Xing-Too ou de Yann Sérandour qui par la reprise de citations d’œuvres (Baldessari pour Yann Sérandour ou Ed Ruscha pour Jian Xing-Too) rejouent, déjouent, se rapprochent et contournent l’histoire de l’art pour la faire leur.

M. R. : Mais la posture globale dans l’exposition, c’est de dire que c’est cette perte du réel qui nous ramène dans le monde. Ca nous met à distance pour nous y ramener.

M. D. : C’est effectivement ce mouvement paradoxal qui m’intéressait avec ces « Logiques du rêve éveillé ». Le rêve nocturne ne m’intéressait pas car il n’y a pas la même pleine conscience d’abandon et de retour au réel. Ce potentiel qui consiste à s’écarter du réel pour y revenir pleinement éveillé, maintenu consciemment dans une réalité tout en développant les logiques même de son déplacement. Ce mouvement complexe se retrouve sous différentes formes aujourd’hui dans le travail des artistes. J’aime l’équilibre souvent précaire qu’il crée et le renouvellement des formes qu’il engage.

M. R. : L’exposition « Histoire à soi » présentée en même temps par Anna Kohannson à la Galerie à Noisy le Sec part du même principe, du glissement dans le rêve, dans l’imaginaire, avec cette dimension du rêve éveillé puisqu’on est tout le temps entre conscient et inconscient, mais la posture est différente puisqu’on est plutôt dans une mise à distance des enjeux politiques, dans une revendication de la possibilité d’opérer ce glissement sans avoir à retrouver le monde.

M. D. : Le mouvement est inverse d’une certaine manière effectivement.

M. R. : Oui, même si ensuite, il y a ce que les œuvres opèrent en elles-mêmes. Dans « Logiques du rêve éveillé » il y a des œuvres où ce rapport au politique est clair, et d’autres où c’est leur mise en contexte au sein de l’ensemble qui fait qu’on peut les expérimenter dans le sens du politique.

M. D. : L’idée n’était pas de faire une exposition thématique qui enfermerait le travail de chacun des artistes. Il y a plutôt l’idée de faire une exposition ouverte, qui conserve l’autonomie des œuvres et qui propose des liens, des articulations entre elles qui ne fonctionnent pas de manières autoritaires. Le titre de l’exposition Logiques du rêve éveillé s’écrit au pluriel. Les liens qu’on peut établir dans l’exposition n’ont, je l’espère, jamais été « forcés »…

M. R. : On est dans une posture de réappropriation subjective du réel. En fait, c’est la revendication d’une dimension politique qui ne soit ni réductrice, ni liée obligatoirement à un message ou à un engagement.

M. D. : Le politique, s’il est sous-jacent dans l’exposition, n’est pas la politique, mais le politique en tant qu’espace entre, espace commun, ce qui lie ou délie les formes d’invention du rapport aux autres. La présence de Filliou est évidemment importante en ce sens.
Le mur de dessins qui existe dans l’exposition était très important car les dessins de Julien Berthier notamment ont une existence double, à la fois comme dessins et donc œuvres mais aussi comme projets. L’association avec Filliou se fait également autour de l’idée d’économie poétique mais aussi autour de la notion de principe d’équivalence avec la Grille pas faite de Yann Sérandour qui est une réponse amenée par Yann Sérandour au moment du montage de l’exposition.

M. R. : Même si ce n’est plus la même manière ni de le traiter ni d’y faire foi. On retrouve des principes de création très proches mais plus avec les mêmes enjeux. La prise en charge de l’autorité n’est pas la même chez Filliou que chez Mircea Cantor par exemple.

M. D. : Elle n’est pas la même non plus lorsque Jian Xing-Too réalise les signatures d’hommes politiques en nouilles cuites (décontextualisation et abstraction de la signature due au matériau utilisé et perte de la légitimité et de l’autorité habituellement représentée par la signature) ou lorsque Yann Sérandour reprend le Boring de John Baldessari dans la performance I will not make anymore Boring Art.

M. R. : C’est le grand intérêt de pouvoir faire des productions au sein d’expositions collectives.

M. D. : C’est une chance que les artistes que j’ai sollicité pour l’exposition aient eu ce désir de réaliser de nouvelles œuvres. Il était important de ne pas montrer qu’une pièce mais plusieurs œuvres d’un même artiste car les expositions collectives produisent souvent un effet de saupoudrage. Un autre aspect important dans la construction de l’exposition a été celui de permettre au visiteur un accès aux œuvres qui se réalise selon différentes temporalités, différents rythmes : des vidéos aux temporalités variées (le rythme et la boucle de la chute pour Alexandra Sà, linéarité du défilé et parcours dans une ville pour Mircea Cantor ou encore la temporalité du « documentaire » pour Aurélien Froment), des dessins qui nous imposent un certaine temps de lecture, des installations comme celle de Roman Signer qui engage le spectateur dans une relation tout aussi directe qu’hypnotique et chorégraphique ou les dispositifs des installations « Urtica » de Davide Balula dont la croissance des orties se réalise pendant la durée de l’exposition… J’ai souhaité faire une exposition qui pose la question de l’expérience que l’on fait des œuvres, d’une manière très physique et qui joue de leurs qualités spatiales et temporelles. Je n’aime pas les expositions « photogéniques », j’ai l’impression d’en voir de plus en plus, les expositions vite consommables ne m’intéressent pas. Je préfère travailler sur des propositions « habitées » dans lesquelles on a envie de rester.

M. R. : On retrouve aussi dans les œuvres exposées un grand intérêt pour le langage comme moteur de la fiction, de la mise à distance, surtout dans le dessin où le langage vient pointer, indiquer des directions à prendre.

M. D. : Le mot, les mots reviennent de manière régulière dans l’exposition. Leur dimension est bien plus poétique que clairement narrative. Les aquarelles de Rachel Labastie, la pièce de Pierre Bismuth où l’écriture devient signature et se substitue au parcours de la main droite d’Ingrid Bergman dans Casablanca. Il y a aussi les signatures ou cette phrase, Hollywood is a Verb, reprise par Jian Xing-Too d’un tableau de Ed Rusha. Le mot est le vecteur d’un autre type de transport et de réalité, d’une autre dimension, il est aussi et avant tout une sonorité qui accompagne le visiteur de l’exposition. Boring, Hollywood is a verb en font partie mais aussi les titres des œuvres peuvent résonner (L’effort collectif, Man Carrying his own sun on a string, The landscape is changing, fusible de téléportation,…). Les mots sont également présent sous forme de listes des artistes présentés dans l’exposition dans la cartographie de Sophie Toulouse et opère comme une nouvelle géographie au sein de l’exposition sous la forme d’u générique ou d’une carte mentale…

M. R. : Et chez Mircea Cantor le mot est là par négatif, il a été extrait justement.

M. D. : Oui, il a disparu effectivement. Et cette disparition participe, je pense, de la force du message. Outre les images très fortes de dédoublement du réel qu’il donne à voir, la disparition du slogan fait toute la violence de cette manifestation. C’est aussi, en arrière-plan, la question de la véracité d’une telle situation qui se pose. Comme lorsque l’on suit le personnage principal de la vidéo d’Aurélien Froment : s’agit-il d’un acteur et donc d’une fiction ou d’un documentaire ? La mise en mot est, de manière générale pour l’exposition et les œuvres choisies, une chose qui m’intéresse car elle échappe, bien souvent, car les logiques d’engendrement des œuvres opèrent par détours et réinscriptions, et il devient donc plus difficile de les qualifier. Ce sont ces logiques de l’écart au travail qui m’intéressent, ces recherches de nouvelles grammaires qui inquiètent la possibilité d’un rapport orthonormé au réel, il me semble que ce sont ces cheminements qui produisent de nouvelles formes et de nouveaux modes d’accès à la réalité.