Christian Gattinoni. « D’intimes cénotaphes gitans »

Le silence, l’oubli, le silence, la vie… un présent qui passe et ne passe pas. Les nomades, Rom, Sinté, Yéniche, Kalé…, même une fois sédentarisés,  occupent une place particulière dans les représentations et les discours alterophobes, un entremêlement de confusions sous la notion administrative devenue populaire de « Gens du voyage » qui abolit dans les esprits les identités et les cultures autant qu’elle tend à gommer de la mémoire collective les politiques ségrégatives et les enfermements administratifs.

Christian Gattinoni, D’intimes cénotaphes gitans, Paris, L’Harmattan, Retina.Création, 2024 (commander le livre).

D’intimes cénotaphes gitans engage à imaginer « de nouvelles formes langagières photo-texte » dans l’arrangement du discours et du récit, des captures d’écrans, des archives de la Brigade des gitans chargée de ficher les populations nomades conservées au musée Niépce, re-photographiées et retravaillées par l’auteur (accentuation du grain, pixellisation, augmentation des rendus de contraste, recadrage…), de photographies de famille, réalisées au smartphone en panoramiques noir et blanc. La préface, les premiers et derniers chapitres – Fiches, Cliché, Contraintes […] Photographes, Mémorial – situent le contexte historique, de l’anthropométrie judiciaire d’Alphonse Bertillon dans les années 1880 jusqu’à l’expulsion et la destruction contemporaines des bidonvilles rom, jusqu’aux expositions et travaux récents de photographes et de chercheurs sur le « mal d’images » des nomades ; ils exposent  le projet du livre sur l’entretien nécessaire des mémoires historique et intime des camps français d’enfermement des nomades, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, de la déportation, sur l’actualité des monuments commémoratifs, la destruction et l’effacement des sites de camps. Par un montage en insert des photographies recadrées et focalisées, Christian Gattinoni interroge la « normalité » du protocole photographique, l’acceptation irréfléchie (?) des acteurs de sa mise en œuvre, photographe et fonctionnaire de police, la cécité face au potentiel des asservissements et des enfermements qu’ouvre le fichage des  gitans « toisés », « enlistés », « enchristés », « engagés involontaires » et « morts au champ d’honneur » dans les guerres mondiales et coloniales ; il questionne le déficit d’image du vécu, les identités nomades qui ne sont souvent lues « qu’en filigrane des contrôles, clichés et images légales », des représentations culturelles et sociales supports de stéréotypes stigmatisants, des rumeurs et d’un vocabulaire de désignation qui gomme les cultures, les amalgament en ségrégation, musiciens et « voleurs de poules », bons au contrôle au faciès et au « profilage ethnique ».

Les chapitres centraux – Mères, Mère et fille, Fabrique d’ange – inscrivent l’intime, la famille, le clan dans le présent et la mémoire des camps : Jargeau, Linas-Montlhéry, Gurs, Rivesaltes, Montreuil-Bellay, Saliers… et plus d’une vingtaine d’autres ouverts en France dès 1940-1941, conduisant au triangle marron inversé, aux expérimentations médicales des camps nazis et à l’extermination. Dans l’appartement de la mère, « la doyenne » internée à Jargeau de 1942 à 1945, fratries, descendances, cousinages  « font tapisserie », cénotaphes photographiques et objets du rite mémoriel d’un présent continu autant qu’affirmation sociale du clan pour le visiteur. Dans la discrétion et la pudeur des images et du texte, Christian Gattinoni remémore la vie du couple et de sa descendance, la solidarité d’une fratrie déchirée où se dessinent dans le rapport au sang la complexité du patriarcat et des rapports mère fille, l’attachement au frère trop tôt disparu. 

Livres et expositions photographiques, films et documentaires, travaux de recherches, démarches mémorielles et pédagogiques, plaques commémoratives, monuments et mémoriaux, classement des ruines des camps se sont multipliés depuis quelques années. La France a reconnu la responsabilité de l’État dans l’internement des populations nomades entre 1914 et 1946 et la déportation, le maintien en internement après 1945 subordonné à l’obtention d’un certificat de résidence. Mais, dans la mémoire collective, comme sur le terrain, beaucoup des camps d’internement ont été oubliés voire effacés ;  il subsiste toujours un déficit d’images du vécu, notamment pour la période entre la loi du 16 juillet 1912 instaurant le carnet anthropométrique – doublée de l’imposition du carnet collectif, de l’apposition d’un signe discriminatoire sur les véhicules en 1926 et de la loi du 3 janvier 1969 instaurant la notion de  « commune de rattachement » –  et la loi du 31 mai 1990 dite « loi Besson » sur les « terrains aménagés » dans toutes les villes de plus de 5 000 habitants. Dans un monde où le vocabulaire quotidien banalise le rejet de l’autre, les nomades continuent à être perçus comme au-delà de la frontière de la normalité, plus ou moins mis à l’écart de la communauté nationale.

Dans les pages du livre où fiction, biographie et documentaire s’entretiennent, Christian Gattinoni ouvre les regards à un récit autre où l’intime, le personnel, le familial donnent sens et vie aux images d’archives, croisant les points de vue et les focalisations, questionnant la part et la responsabilité de chacun à l’histoire qui se fait au quotidien comme à la mémoire de l’histoire passée.

Mardi 23 juillet 2024, par Jean-Marie Baldner