La grande exposition itinérante dédiée à l’artiste polonaise Magdalena Abakanowicz (1930-2017) vient de se conclure à Londres et s’est ouverte à Lausanne. L’exposition réunit principalement des œuvres textiles ainsi que dessins, sculptures, documentation photographique et films expérimentaux. Intitulée Every Tangle of Thread and Rope (chaque enchevêtrement de fil et de corde), l’exposition est centrée sur la première partie de sa carrière, une période qui s’étend depuis le début des années 1950 jusqu’à la fin des années 1970. En effet, ces décennies sont celles où l’artiste développe et crée ses œuvres les plus radicales et innovatives. Ces années sont marquées par une démarche artistique qui conduit Abakanowicz à utiliser et à pousser, loin de leur champ traditionnel, des matériaux et techniques associé au tissage. Le choix de laTate est donc judicieux et bien-fondé car il permet pleinement d’explorer et de révéler ce parcours artistique singulier.
Pour cette exposition, Tate Modern a mis ici en pratique son savoir-faire dans le domaine de la curation d’œuvres textiles. L’exposition Anni Albers en 2018-2019 l’avait confirmé. https://www.tate.org.uk/whats-on/tate-modern/anni-albers. Bien qu’aujourd’hui l’art textile est exposé dans nos musées d’art, il peut encore engendrer des défis. Mis à part les préjugés anciens associés au genre, ainsi que ceux d’ordre hiérarchique (entre beaux-arts et arts appliqués), le textile surtout s’il est « mou1 » – ce qui n’est pas le cas de celui d’Abakanowizc, peut engendrer des accrochages ratés ou paresseux.
Durant les années 1960 et 1970, l’utilisation du textile dans l’art, les choix de matériaux et d’objets associés au textile (toile à sac, fibre végétale et animal, feutre, corde…) ont contribué au développement de nouvelles pratiques artistiques. Les artistes se sont approprié le quotidien, dont le textile fait partie, pour en faire un readymade. Le textile devenant un outil d’une démarche anti-esthétique. Contemporain à ces mouvements, se situe le courant international de l’art textile, dont Abakanowizc est une figure incontournable2. Néanmoins, ici, nous avons une origine conceptuelle et une pratique bien différente. En effet l’art textile international se développe autour et au-delà des Biennales de la Tapisseries à Lausanne (1962 et 1995)3. Ces grands évènements ainsi que de nombreuses expositions et publications ont regroupé des artistes de tendances diverses, liés par la pratique de la tapisserie. Au cours des années ces artistes ont dramatiquement déconstruit le concept et la pratique de la tapisserie pour créer et exposer des œuvres expérimentales et audacieuses, de formats monumentaux et dévoilant des structures complexes et tridimensionnels. Là, savoir-faire, matérialité et expérimentation ont propulsé le textile dans le domaine de l’art sans vraiment nier ou quitter ses origines.
Á Tate Modern, d’une salle à l’autre, les œuvres d’Abakanowizc, arrangées chronologiquement, dévoilent ces transformations. Des ouvertures verticales, hautes et étroites, percées dans quelques murs de la galerie, permettent aussi des traversées spatiales et temporelles de cette évolution. Formée en Pologne, au tissage et à la création textile à l’École des beaux-Arts de Varsovie, l’artiste manipule et expérimente la tapisserie, et la sort de son cadre traditionnel. Cet objet plat, quitte la surface du mur, et sa fonction illustrative et décorative. Progressivement les traces des fils de chaine et de trame associées au métier à tisser disparaissent ainsi que son format rectangulaire. Les pièces deviennent lourdes, massives, monochromatiques, des sculptures construites/tissées avec du sisal, chanvre, crin, cordes, des matériaux tactiles et olfactifs, souvent nommées Abakans. https://www.abakanowicz.art.pl/abakans/-abakans.php.html
Intitulée A Fibrous Forest (une forêt fibreuse), l’avant dernière salle de l’exposition rassemble dans la pénombre un large groupe d’Abakans de couleurs sombres. Suspendues au-dessus du sol, ces grandes structures verticales richement texturées forment, en effet, une sorte de forêt, à travers laquelle on se déplace, et où se révèlent des espaces inaccessibles, niches intérieurs et intimes, abris ou manteaux géants. L’éclairage subtile crée des ombres au sol, donnant aux Abakans des semblant d’extensions ou traces et empreintes intangibles. Structurées par les techniques de nouages, tissage et tressage, ces formes textiles accrochées et solides défient la pesanteur et révèlent, malgré tout, un état de non-permanence, suggérant un danger d’écroulement, une instabilité menaçante. Cette tension entre l’informe et le structurel, cet entre-deux, permet aux visiteurs d’avoir une profonde expérience haptique. Cette pulsion est aussi celle engendrée par la coexistence des formes et matériaux. Il est fort possible que sans le textile cette tension n’existerait pas. En effet c’est la « dimension matériologique » du textile « l’un des rares médiums avec lesquels la forme n’éclipse jamais le matériau » qui donne aux Abakans leur pouvoir4.
C’est à cette époque que Abakanowizc développe une approche in-situ, d’installations textiles temporaires qu’elle réalise dans de nombreux pays, transformant des espaces architecturaux et publiques. Progressivement cette démarche, ajoutée à sa volonté de dépasser son identité de tisserande, la conduit à la fin des années 1970 à quitter sa pratique textile. À cette évolution volontaire et stratégique, se greffe sa profonde préoccupation envers l’environnement et le corps humain. Ce départ la conduit à réaliser des sculptures et commandes publiques les plus connues étants ses dos et figures en bronze, la dernière en 2006 intitulée Agora. https://www.chicagoparkdistrict.com/parks-facilities/agora-artwork.
Cette pratique sculpturale radicalement distincte des Abakans est simplement introduite dans la dernière salle de l’exposition sous forme de textes et de photographes. Une sculpture, Anasta 1989 conclue l’exposition https://abakanowicz.art.pl/wargames/-wargames. Cette salle permet d’évaluer la longue carrière d’Abakanowicz et nous rappelle que l’œuvre d’une artiste de se définit pas simplement par une décennie ou deux, même si celles-ci sont les plus fertiles.
Cela dit, la décision curatorielle de cadrer l’exposition sur la première partie de l’œuvre d’Abakanowizc – de laquelle les Abakans sont les pièces maitresses, est fort bien pensée et justifiée. Non seulement, elle permet de réexaminer, à travers de nombreuses œuvres, la pratique textile de l’artiste, mais elle contribue aussi à l’évaluation de la place, historique et contemporaine, du textile dans l’art. Mené par artistes, historiens et historiennes de l’art et commissaires d’exposition, ce travail de recherche est bienvenu et nécessaire.
Notes
1Du titre de l’essais Floppy Cloth : textile exhibition strategies inside the white cube de l’académique et autrice Jessica Hemmings, 2019. À travers un groupe d’expositions de textile, Hemmings explore les problématiques rencontrées dans l’accrochage de l’art textile. https://www.jessicahemmings.com/floppy-cloth-textile-exhibition-strategies
2 Autres artistes : Sheila Hicks, Aurèlia Muñoz, Jagoda Buic´, Lenore Tawney. Ces artistes ont aussi fait partie de l’exposition Elles font l’abstraction au Centre Pompidou, Paris, 2021. Groupées dans la section intitulée Textile et abstraction. https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/OmzSxFv
3 À lire, la brève histoire des Biennales de la Tapisseries dans le catalogue de l’exposition art textile international Lausanne 1960-1990, musée de l’Hospice Saint-Roch, 2004.
4 Michel Gauthier, « Le principe d’ouverture », dans Lignes de vie Sheila Hicks, Centre Pompidou, Paris, 2018, p.17.