Marc Pataut De proche en proche

L’exposition de Marc Pataut au Jeu de Paume (voir l’article de Pauline Lisowski, « Marc Pataut : photographe de proximité », mercredi 24 juillet 2019, www.lacritique.org/article-marc-pataut-photographe-de-proximite) est documentée par un catalogue comprenant une conversation entre Marc Pataut, Jean-François Chevrier et Stefano Chiodi, historiens et critiques d’art, Marianne Dautrey, journaliste et philosophe, et Pia Viewing, commanditaire de « Humaine » (2008-2011) et commissaire de l’exposition « De proche en proche » au Jeu de Paume.

En couvertures, une des dernières images du terrain vague du Cornillon, datée de 1995, l’emplacement de la tente de Noël, là où se trouve aujourd’hui le Stade de France et la première planche contact d’Apartheid réalisée à Maubec en 1986, le territoire et le corps ; avant même d’ouvrir le livre, le lecteur côtoie l’espace et le temps du projet, pose le regard et la pensée sur la photographie comme pratique des possibles, expérience du partage des distances : « Beaucoup de mes images, corps, paysages, portraits, sont très frontales, elles mettent en jeu un rapport simple, voire archaïque, au monde et à la photographie. » (p. 19).

En trois respirations – « Les deux débuts », « Les utopies », « Portraits, Paysages » -, la conversation entre Marc Pataut et ses quatre discutants se déploie, de proche en proche, en méandres, en avancées et retours sur quarante années de travail du photographe. Précédant les représentations et les notices des projets des années 1980 aux années 2010, l’entretien (pp. 10-89) s’affranchit, en correspondances et en écarts, d’une chronologie qui tracerait une évidence ou réduirait l’inattendu des « images avec » et des « images pour » (André Rouillé, La photographie, Paris : Folio essais, 2005, p. 239) ; il se poursuit en une parole libre et documentée, mêlant l’exposition, les projets et les rencontres au sein des institutions, accompagnant le lecteur dans les arrêts sur photographies, en pleine page ou encadrées de marges blanches.
En préambule, dans une force de corps supérieure au reste du livre, la longue citation des Fragments sur les institutions républicaines de Saint-Just annonce les saillants de la conversation et l’indépendance d’un artiste « du côté de l’invention institutionnelle » (pp. 45 et 55). L’institution, qui a « pour objet de mettre dans le citoyen, et dans les enfants même, une résistance légale et facile à l’injustice » (Saint-Just, consultable sur Gallica : Paris : Techener, 1831, p. 27), est territoire de rencontre engagée et d’expérience, « forme idéale […] début de la forme démocratique, le moment où elle devient possible, où elle se construit » (p. 35), où l’artiste, jamais seul, participe à construire le temps de soi et de l’autre, le moment, « où les gens s’instituent, où ils peuvent se dire : ‘J’existe, je suis capable d’utiliser mon image, d’utiliser mon visage pour exprimer quelque chose’ » (Interview Jeu de Paume).

Le travail de Marc Pataut s’écrit en projets. Le livre en présente presque une vingtaine, menés avec des institutions (Hôpital de Jour Aubervilliers 1981-, Lycée technique Voillaume Aulnay-sous-Bois 1990-1991, CHU de Limoges 2003-2005, Centre hospitalier de Béziers 2013-2016…), des associations (Ne pas Plier 1991-1999, Emmaüs 1993-1994, Médecins du Monde et La Rue 1996…), en solitaire dans l’atelier de l’artiste (Mon corps 1987-1989, Apartheid 1986-1989…), avec divers organismes (Agence de communication Faut voir et Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme 1990…), dans différents territoires liés ou non par la commande publique (Le Cornillon – Grand Stade 1994-1995, Sallaumines 1997-2000, Laotil 1998-1999, Centre régional de la photographie Nord-Pas-de-Calais 2008-2012…).

Marc Pataut est un homme de parole qui « travaille avec [sa] langue, il ne veut ni ne peut être « un photographe silencieux » (2001, p. 302) : « La photographie est mutique, il lui manque la parole ; la parole est une façon de travailler en dehors de la photographie, c’est aussi une façon de convoquer le corps (la sculpture), d’en retrouver l’usage et de le revendiquer. » (ibid.). Tous les projets sont libres et, dans le même temps, à l’écoute, dans la proximité avec les responsables institutionnels et avec les personnes qui font vivre l’institution, médecins, soignants, enseignants, patients, usagers… Le photographe fait de la parole un temps cumulé de soi à l’autre, nécessaire à l’émergence de l’image : « Le temps passé à rencontrer des personnes, à parler avec elles, à faire mes images ou autre chose que mes images, m’est nécessaire : il s’accumule et apparaît ensuite, dans les photos. Je crois qu’on peut charger les images de temps, de paroles, de relations » (2001, p. 298).
Entre le journal et la chronique de « vingt-deux allers et retours » d’un travail avec des adolescents hospitalisés à Limoges (2008, octobre 2003 – février 2006), Figurez-vous… une ronde au Centre hospitalier de Béziers, Laotil avec l’écrivaine Sandra Alvarez de Toledo… et Mon corps [La Révolution des pierres] ou Apartheid, réalisés à l’atelier, la question se pose alors de l’écart ou de la différence (p. 73) entre la parole accumulée dans la photographie et la parole engagée par la photographie, entre le portrait et l’autoportrait : « Dans l’hôpital, j’ai curieusement compris que la photographie, le rapport aux autres, passait pour moi par la parole et le langage. Pour réapprendre la photographie, j’ai fait des photographies de paysage. Je n’ai pas besoin de verbaliser, de parler au paysage, de lui demander son autorisation pour le photographier. C’est devenu pour moi un outil. Il y a les photos où je parle, où la parole intervient, est de la matière, où l’autre existe, et celles où la parole n’existe pas : ce sont pour moi des autoportraits. La parole est une coupure absolue, le passage d’une pratique à une autre, d’un genre à un autre. » (2001 p. 288).

« Les deux débuts », la conversation et le catalogue s’ouvrent sur les commencements, « la mise en tension du corps individuel et du corps collectif ou ‘social’ » (pp. 13-29), avec, en horizon de référence, l’atelier de sculpture d’Étienne-Martin : les séries Mon corps (1987-1989, pp. 93-101 et 113-120), Apartheid (1986-1989, pp.107-111) et Hôpital de jour en mai 1981, les planches-contacts argentiques noir et blanc prises par les enfants et celles des photographies réalisées par Marc Pataut (pp. 103-105). Travail en atelier et en institution, et toujours le temps du laboratoire, presque de l’ordre de la sculpture, « […] manuel et cérébral, de l’ordre du rêve. C’est une façon de s’approprier les images, d’établir un rapport qui n’est pas nécessairement celui de l’intelligence ou de la compréhension, mais une sorte de bain » (p. 15).
Le temps aussi, ou plutôt la continuité, de la colère, « Quand je commence un travail il y a toujours, sinon de la colère, du moins l’idée de dénoncer quelque chose qui ne fonctionne pas ; mais dénoncer ne suffit pas, il faut se mettre au travail. » (p. 31). Marc Pataut le déclare (visite de l’exposition avec Marc Pataut et Pia Viewing), « le premier carburant » de l’action, de la production des images, c’est la colère, le fait d’être là, dans une société et de ne pas en accepter les assignations, les identités imposées et les réalités discriminantes, de vouloir, pour soi et les autres, être acteur de leur situation et de leur personne ; de s’exposer et de faire de la fragilité une force (Gérard Paris-Clavel).

Photographe engagé, Marc Pataut se départit du reportage, aussi du point de vue d’auteur, du moins « de l’autorité que confèrent l’appareil photo et la position sociale du photographe – ou de l’artiste » (p. 25). Dans Hôpital de jour, la procédure et le compte rendu chronologique de l’expérience, les photographies prises par les enfants à l’Instamatic, chargé d’un film noir et blanc, et les portraits réalisés à la chambre, aussi en noir et blanc, établissent l’image au ventre, en réduction de la distance infranchissable du corps de soi au corps de l’autre : « On y voit l’importance énorme du corps. [Les enfants] retournaient l’appareil vers eux […] J’ai compris qu’un portrait n’est pas seulement un visage, que la photographie passe par le corps et l’inconscient, par autre chose que l’œil, l’intelligence et la virtuosité, et que la position du journaliste, du photojournaliste n’est ni la seule ni la plus efficace. De l’hôpital de jour, je retiens qu’on peut photographier avec son ventre, que le portrait est un rapport de corps – comment je place mon corps dans l’espace face à un autre corps, à quelle distance. » (p. 201 et 2001, p. 287). Les photos ne sont pas de l’artiste, elles ne lui appartiennent pas, mais « elles [le] constituent », lui qui les fait exister, avec les siennes, par la planche-contact, le laboratoire, le développement, le tirage.

Hors commande, révélée dans le même temps que le travail avec les associations Ne pas plier et Faut voir, et au moment de la mise en forme du travail à l’hôpital de jour d’Aubervilliers (1982), l’expérimentation du corps, exposé, massif et frontal (Mon corps [La Révolution des pierres], 1988) en statue de lumière âpre, est aussi témoin d’une résilience opposée aux agressions politiques, sociales, économiques de notre temps et insurrection, besoin impératif de réagir à la violence ubiquitaire des images médiatiques : « La révolte, la violence me constituent […] Ma révolte est née doucement, simplement. J’accumule des expériences, des actions, des tentatives. Je laisse les choses se faire – autrement que dans la vitesse ou dans la maîtrise, dans leur rapport au pouvoir et à l’excellence. » (2008, 17-21 juin 2004).
Apartheid (1987, pp. 107-111), une planche contact de douze photographies et quatre reproductions de tirages 40 x 40 traduisent et manifestent, au-delà de la métaphore, le corps violenté de l’autre, des autres et la révolte au ventre. Les mains, « la partie la plus extérieure du corps humain » (2001, p. 288) compressent et pétrissent, oppressent et asservissent le corps du photographe, maquillé de noir, sans tête, le poing serré s’enfonce dans le ventre noirci : « C’est avec ces images que j’ai réussi à comprendre que mon corps pouvait valoir pour d’autres corps et que j’ai échappé à un travail qui n’aurait été que plastique » (p. 25). La planche contact est image d’une « profondeur de temps » (Picarel 2019, p. 85), archive d’histoires qui dialoguent, des écarts et de l’entre-deux d’une proximité non réductible.

Fortes de l’expressivité éthique du noir et blanc, les photographies de Marc Pataut ne placardent pas la brutalité du voir, elles donnent forme à la violence et aux émotions dans la générosité du partage (Gérard Paris-Clavel). La composition et la qualité des reproductions maintiennent vifs la force et le potentiel de parole des photographies, mais la réduction au format de la page, la succession des pages, estompent nécessairement l’intensité rebelle et généreuse du mur d’images en forcements d’échelle de l’intime de la planche-contact à la puissance protestataire de l’affiche, qui, dans l’exposition (voir Pauline Lisowski, « Marc Pataut : photographe de proximité » [http://www.lacritique.org/article-marc-pataut-photographe-de-proximite]), prennent le visiteur autant au corps qu’à l’œil.

« Les institutions ont pour objet […] de donner le courage et la frugalité aux hommes ; de les rendre justes et sensibles ; de les lier par des rapports généreux ; de mettre ces rapports en harmonie, en soumettant le moins possible aux lois de l’autorité les rapports domestiques et la vie privée du peuple » (Saint-Just, Op. cit.). Au centre psychiatrique de jour Victor-Hugo de Béziers (2012-2016, Figurez-vous… une ronde, pp. 180-185 ), dans l’avant de la normalisation hospitalière, Marc Pataut est à l’écoute du lieu, du groupe de personnes et du moment où « l’outil bricolé pour étayer le soin » (p. 41) créé par Sonia Debeuré, psychothérapeute institutionnelle, et Nicole Vidal, ergothérapeute, avec un groupe de patients sous le nom d’Art. 27, respire d’une réinvention permanente, expérimentale et politique, « une puissance de vie, une manière d’habiter le monde [et] de s’habiter soi-même » (p. 41) en rupture avec les protocoles établis.

La commande publique a ses contraintes, ses règles, ses logiques économiques et politiques, sa philosophie, son idéologie ; ses valeurs ne sont pas facultatives. Le livre ne manque pas sur ce point de questionner la liberté exceptionnelle de Marc Pataut dans l’institution, ces « lieux clos [qui sont] autant de territoires où une liberté et de nouveaux rapports peuvent se jouer » (p. 45). Comme le souligne Marianne Dautrey (p. 55), l’invention est alors autant du côté de l’institution avec ceux qui la font vivre que de l’artiste, elle est le lieu où « la photographie peut réduire l’invisibilité sociale » (Stefano Chiodi, p. 55), où elle peut inscrire les sujets privés d’image dans le visible, sans identité imposée, et faire ressentir l’épaisseur du travail invisible : « Mon travail est de fabriquer des images habitables par les gens que je photographie. Des photos qu’ils puissent revendiquer et utiliser ou s’approprier » (p. 57). Le portrait se fait à deux, il peut demander des heures et l’image qui en résulte est multiple, pas d’image vraie ou transparente, pas d’image-miroir, mais une relation. Se pose alors la question de la forme signifiante, le « comment ? » du rendu d’un engagement de parole et de l’action réciproque de deux personnes singulières. Marc Pataut répond par le temps : réduire les écarts de proche en proche, repousser les choix pour laisser advenir toutes les possibilités, sans attendre de résultats matériels : « […] partir de loin et laisser agir le temps, les doutes, les conflits. C’est la partie du travail artistique que je préfère, le moment où je veux et j’ai envie de faire. Je pressens la nécessité, l’étendue ; les possibilités se chevauchent, je ne veux pas choisir, je repousse les choix, trop parfois » (2008, 2-6 octobre 2003).

Comment faire de l’image invisible de gens anonymes, exclus ou écartés, celle d’une présence, d’une personne revendicatrice de sa liberté, de son individualité non socialement déterminée, celle de vivre en acteur de sa vie ? Dit autrement, comment produire de l’étrangeté sur place pour transformer la réalité ici et maintenant (Manée Teyssandier, présidente de l’association d’éducation populaire Peuple et Culture Corrèze, Sortir la tête, 1998-2000, pp. 164-169 et 218-219) ? La question revient dans la discussion, portée par plusieurs des protagonistes, ouvrant celle, politique, des doléances radicales et violentes. La réponse photographique de Marc Pataut s’accorde aux projets.

À Douchy-les-Mines (Humaine 2008-2012, pp. 171-179), le photographe s’installe ainsi en immersion sur le terrain et le temps long : « Dans ce travail […] il s’agit d’être-là » (2012, p. 35). Dans l’échange en devenir avec trois habitantes volontaires, ses modèles, Fred, Marie-Jo et Sylvie, le temps de l’écoute et de l’inattendu résonne au-delà du projet artistique, sans feuille de route. La durée – « Trois ans pour faire un portrait » (« Entretiens avec Véronique Nahoum-Grappe et Pia Viewing », 2012, pp. 29-39) – est condition de possibilité d’une photographie, qui, par le gros-plan, les cadrages partiels et la lumière du temps, fait de l’individualisation du portrait un récit d’universel.
À Douchy-les-Mines, comme à Sallaumines (Du Paysage à la parole 1997-2000), neuf tirages argentiques noir et blanc, réalisés depuis le haut du terril qui surplombe la cité de la Fosse 10 à Billy-Montigny, placardés en panoramique sur lequel sont accrochés neuf éphémérides de tracts recto-verso, portant la parole des habitants du territoire, l’interrogation mobilise la question du peuple et de l’individu, du droit de chacun à faire entendre sa voix, d’être écouté, de participer à sa façon au processus politique (pp. 65-67) : « On a fait quelque chose qu’ils n’auraient pas cru de nous. Ils pensaient qu’on n’était pas capables de viser plus haut. Ils s’attendaient à ce qu’on continue sur la même lancée, jamais aller plus haut, toujours stagner… Alors que pour vivre bien, dans sa tête et partout il faut toujours aller en allant, jamais en descendant, en montant toujours. » (Francine et Fatima, journalistes à Info Quartiers, Sallaumines, avril 1998). Par la parole, productrice d’action, l’installation-archive du projet mené avec un écrivain, Brian Holmes, une sociologue, Catherine Nisak et son partenaire graphiste, Gérard Paris-Clavel, s’installe dans un devenir toujours d’actualité, la parole du quotidien et de l’intime, les mots de l’expérience et de la revendication prennent sens, là et ailleurs, maintenant et dans d’autres temps : « La question n’est-elle pas de savoir comment l’individu peut revenir à l’idée d’appartenance, à quelque chose qui n’est ni l’individu ni la masse ? J’ai longtemps fonctionné de proche en proche. » (p. 87).

De la commande de reportage (communauté Emmaüs de Scherwiller, 1993-1994), de l’interrogation sur le rapport au monde qui passe par la photographie (p. 25), à la rencontre et au partage, il n’y a pas évidence., Un groupe de personnes liées par un idéal institutionnel ou associatif d’entraide et travaillant ensemble ne font pas forcément communauté, et tous n’entendent pas, ou seulement en partie, la présence du photographe, un vivre avec, une attente dont les dimensions temporelles ne peuvent être qu’intermittence, le territoire spécifique de la photographie auquel leur fond est irréductible : « À chaque compagnon d’Emmaüs, j’ai raconté pourquoi j’étais là, pourquoi je mettais un drap noir en fond, que c’était de la photographie, que je travaillais avec une chambre, etc. J’essaie d’amener les gens à cet endroit, parfois avec des écueils. Ensuite, j’ai fait des petits albums et j’ai envoyé à chaque compagnon le sien par la Poste, de façon à ce qu’il reçoive ses propres images avant que les autres les voient. C’était une chose rare chez eux, les compagnons d’Emmaüs ne reçoivent jamais de courrier. » (pp. 81-83).

« Un paysage, un territoire ne sont pas des surfaces géographiques : ce sont des visages, ceux des gens qui les habitent. Leurs limites sont des limites sensibles. » (2001, p. 296) Paysage, territoire, portrait, « pratique mutique » et « pratique avec le langage » (p. 73), le troisième et dernier chapitre du livre s’ouvre par le questionnement de Jean-François Chevrier. Trois séries, Le Cornillon – Grand Stade (1994-1995), Sallaumines – Du paysage à la parole (1997-2000) et Laotil (1998-1999) l’exposent à la pensée.

Le site du Cornillon, dans la plaine Saint-Denis, était un terrain vague enfermé entre le canal Saint-Denis et les autoroutes A1 et A86. Clôturé en 1972, après plusieurs destructions successives des habitations précaires et insalubres du bidonville investi dans les années 1920 par les travailleurs et exilés politiques espagnols puis portugais, il est régulièrement réoccupé jusqu’à l’évacuation en 1995 pour l’aménagement du nouveau quartier du Stade de France (http://archives.ville-saint-denis.fr/ et https://archives.seinesaintdenis.fr/). Il fallait y aller voir, franchir les obstacles pour confronter la parole et l’image des personnes qui y vivent la précarité, avec celles, médiatiques, des chercheurs, des politiques, des promoteurs et des architectes. Le travail est un travail d’approche, de montée en confiance, lente et réciproque, qui se perpétue au-delà de l’expulsion et de la destruction des abris, entre journal intime et récit collectif. Mais jusqu’où le lecteur, celui qui, dans le livre (pp. 154-159), observe avec attention, sans doute avec empathie, les photographies d’Éliane, Séléna et Natacha, de la maison de Jorge, la clôture autour du site de dépollution ou une herborisation, peut-il partager « l’album de famille » du Cornillon : « J’ai compris qu’ils étaient sauvés par leur rapport à l’espace, au ciel, aux plantes et à la nature. Ils entretenaient un rapport d’intimité avec un territoire très vaste. Ils avaient gagné quelque chose dans le paysage. » (2001, pp. 293-294) ?

Pour Marc Pataut, le paysage n’est pas ce que je vois, ce que je découpe dans le cadre du viseur. L’être-là du photographe n’est pas dans le lieu, mais dans « le paysage habité » (p. 83), le paysage territoire et mémoire, palimpseste d’une histoire aux temporalités multiples, où la parole demeure présente. Ainsi en réponse à la commande de la Direction régionale de l’Environnement (DIREN) d’Île-de-France, Marc Pataut, accompagné de l’écrivaine Sandra Alvarez de Toledo, qui en fait le récit dans un journal de bord, explore les terrains inondables bordant la Marne du parc départemental de la Haute-Île Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne (Laotil 1998-1999) : « La Haute-Île (Laotil) m’intéresse, c’est un paysage fortement habité : par la fin d’une histoire de la psychiatrie, par le SDF qui vit là, par le fait que c’est devenu un lieu douteux où il y a eu de la prostitution masculine et qu’aujourd’hui c’est une base de loisirs du Conseil général. » (p. 83). Les reproductions des tirages argentiques noir et blanc, presque à fond perdu sur double-page (pp. 186-195) – juste une fine bande noire à gauche et à droite ferme le hors champ – découvrent une végétation dense de plantes hygrophiles et d’arbustes raturant l’horizon, au milieu de laquelle l’appareil a fixé quelques traces fragiles d’occupation précaire : « Des pas (lesquels ?) ont tracé des chemins dans les ronces. Signes, jeu de piste : une ficelle nouée entre deux branches marque un passage. Des bûches sont rangées au pied d’un arbrisseau […] Il y a des bottes. Marc me devance et dit ’Bonjour’. Évidemment qu’il fallait dire bonjour. Une tente […]. » (Alvarez de Toledo 2002, p. 334).

Marc Pataut, photographe social et engagé ? Après le questionnement sur les rapports entre le corps individuel et le corps social (p. 13), l’évocation des compagnonnages et des ruptures – l’agence alternative Viva (p. 31)… – dans l’itinéraire du photographe, de la confrontation du travail plastique et du travail social (p. 33), le deuxième chapitre, « Les utopies » réactive la question en écho au récit de vie : le travail et la solidarité des quartiers populaires de Paris et de la banlieue nord-est, le rôle du Parti communiste dans les liens qu’il crée et dans ce qu’il tait, l’éducation populaire dans les banlieues…, « une réalité de classe » et « la forme démocratique » dans son émergence (p. 35), l’importance de l’intime et de la mémoire.

En 1990, Marc Pataut, Gérard Paris-Clavel et Vincent Perrottet, tous deux du groupe Grapus, fondent Ne Pas Plier : « L’association Ne Pas Plier, au travers d’outils qu’elle a créés : ‘le laboratoire’, ‘l’épicerie d’art frais’, ‘l’atelier pédagogique’, ‘l’observatoire de la ville’, invente, produit, anime un réseau de femmes et d’hommes, d’artistes, de chercheurs, d’acteurs sociaux, de responsables d’associations, d’étudiants. » (Article 2 des statuts, p. 209).
Un des objectifs est de produire un vocabulaire visuel qui fait sens et porte une parole de revendication dans les luttes, de la singularité et du local à l’expression de l’universel, comme La Galère du chômage : dans une mise en abyme, les portraits des manifestants sont brandis sur des panneaux grand format lors des marches contre le chômage de masse organisées par l’Association pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité (APEIS, p. 63), marquées par le slogan « Existence-Résistance » et le graphisme des deux têtes au cerveau en feu et au cerveau explosant de Gérard Paris-Clavel, se renvoyant les mots « liberté, égalité, fraternité ». La lutte et la solidarité sans compassion ni esthétisation de la précarité.

Ne Pas Plier participe de même à la campagne de sensibilisation sur l’accès aux soins médicaux pour les personnes sans domicile fixe menée par Médecins du monde et le journal La Rue. Donner la parole par l’image à ceux qui sont exclus des moyens de représentation : Marc Pataut confie des appareils photo à des personnes sans abri pour documenter leur environnement quotidien. Il se lie d’amitié avec Antonios Loupatis, architecte de formation d’origine grecque, vendeur du journal La Rue, et développe avec lui une complicité photographique. Entre les photographies noir et blanc de Marc Pataut, la catalogue publie quelques photographies d’Antonios Loupatis (pp. 161-163).
Mis à part les photographies d’Antonios Loupatis et le projet Sortir la tête (pp. 164-168), toutes les photographies sont en noir et blanc. Marc Pataut s’en explique par le plaisir du laboratoire, le plaisir de fabriquer et de découvrir ce qu’il veut en le faisant.

Le catalogue, dans une présentation chronologique des projets, déplie quatre décennies pendant lesquelles Marc Pataut épuise les possibilités d’une photographie de l’altérité, débrouille le portrait d’une parole échangée dans les temporalités partagées de la relation, d’un dialogue des corps éprouvant, dans un déplacement permanent, toute une histoire de vie, de rencontres et de partages de rencontres, l’efficacité d’un réseau de proche en proche, qui accompagne le lecteur au fil de la discussion et des notices, des reproductions des photographies de Marc Pataut et des autres dans la recherche tâtonnante et toujours singulière de la bonne distance avec l’autre, dans le temps agi des doutes et des attentes, de l’expérience et de l’inattendu, de l’institution de la personne et de sa présence au monde dans la tension de l’extériorité et de l’intériorité. Un projet de vie qui ne cesse d’interroger la place spécifique de l’artiste et de la création dans la manière de penser l’entre, la distance à travers laquelle quelque chose advient. La photographie comme mode d’action sociale (Rouillé, op. cit., pp. 586-587) et rapport dialectique à l’altérité. Processus dialogique d’attestation de soi et de l’autre.

1) En référence à l’article 27 de la Déclaration universelle de l’homme :  » Toute personne a le droit de prendre part librement à la ville culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent. 2 Chacun a le droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l’auteur. »