Le voyage guyanais commence avec le titre de l’exposition, une référence au livre de Frantz Fanon, Les damnés de la terre. C’est donc à une découverte toute en résonnances et en complexités, du territoire, de l’histoire des dominations et des luttes pour la liberté, de l’intime aussi, qu’invite Mathieu Klebyebe Abonnenc, entre autres co-fondateur des éditions Ròt-Bò-Krik, une maison polyphonique qui croise les mots et la poésie émancipatrice de tous les continents.
Au premier regard, les œuvres requièrent l’attention, suscitent quelques interrogations pour déplier toute une histoire de tumultes et de silences, d’identités et de mémoires plurielles. Brouillant les frontières entre ces mémoires, le rêve et la réalité dans les traces amalgamées des cosmogonies européennes et amérindiennes, Le Veilleur de nuit, pour Wilson Harris (2018) – trois carapaces de tortues marines renversées, portant les blessures de leur capture et de leur dépeçage – engage, dans les pas du romancier, poète guyanien, géomètre et expert des forêts amazoniennes, la relecture mêlée du traumatisme de la conquête et de la colonisation, de l’exploitation de la terre et des hommes. Emplies de gallium, dont l’état, entre solide et liquide, change en fonction de la température du lieu d’exposition, retournées, creusées comme le sol des excavations minières, elles font figure de batées archaïques, entrainant l’œil dans un condensé d’histoire, de l’alchimie médiévale européenne aux représentations chélonomorphes des mythes amérindiens, des contes guyanais aux terres éventrées, à l’orpaillage et l’amalgame au mercure.
De cette exploration des dimensions multiples de l’histoire du continent où se mêlent la soif de l’or et la violence de la conquête, s’élèvent en écho les Études pour la chambre de la rançon (Atahualpa) (2021), deux monochromes peints sur châssis en cuivre à la tempera à l’huile et au cinabre, un sulfure naturel de mercure. Écarlate métaphorique du sang des hommes et de la terre blessée, l’œuvre convoque autant le lieu de mémoire (El Cuarto del Rescate à Cajamarca au Pérou) et le récit de l’exécution en juillet 1533 de l’Inca Atahualpa par les troupes de Francisco Pizarro que les recherches contemporaines de l’Inca, mort et source de vie et de pouvoir, que la pollution des sols et des cours d’eau par l’exploitation aurifère.
Comme dans les romans, les essais ou les poèmes de Wilson Harris, l’exposition dérive l’imaginaire vers un alliage mouvant d’images et de symboles : un collier shamanique de flûtes d’os (Des morceaux de chair arrachées aux os des ennemis, 2021), des flûtes d’orgue et des mues de serpent (L’anatomie des envahisseurs ressuscitée et accordée à la musique d’un silence peint, 2018 ; Dans le ventre du vaisseau de verre, 2022), la radiographie d’une « mule », un porteur d’ovules de stupéfiants (Fossil & Psyche, 2018) où se métissent les représentations du sauvage, des violences faites au corps, de la résistance à la traite atlantique et des croyances en la possibilité de réinsuffler la vie.
De ces correspondances multiples et changeantes, Mathieu Kleyebe Abonnenc explore les lieux et les espaces négligés, les mémoires autant que les silences et les absences qu’il lie aussi à des narrations plus intimes. Dans La forêt, la rivière, la pluie (19..-2018), il réunit archives personnelles – un cadastre hérité d’une aïeule (Crique Ouacapou, 2021) – et quelques objets (bouée d’amarrage, cafetière, chandelier, réchaud à gaz…) ayant appartenu à un orpailleur, ancien occupant de la maison inoccupée de la mère de l’artiste sur les rives du Maroni, pour restituer la mémoire d’un village ayant abrité une communauté de chercheurs d’or avant la guerre civile du Suriname à la fin des années 1980.
En écho, The music of living landscapes (a revisitation, V2) (2022) mixte les enregistrements de Thomas Tilly et la retranscription du texte de Wilson Harris diffusé en 1996 par la BBC Radio 4 : « Les paysages vivants ont leur propre pouls, leur topographie artérielle et leurs nerfs qui diffèrent des nôtres mais sont réels » (Wilson Harris, The Music of Living Landscapes, in Andrew Bundy (Ed.), Selected Essays of Wilson Harris : The Unfinished Genesis of the Imagination, New York, Routledge, 1999, p. 44). À travers les voix féminine et masculine qui s’entremêlent, celles des animaux et de l’eau, les vibrations de l’air et des végétaux, l’installation sonore invite à s’immerger dans la résonance orchestrale du paysage, à en discerner et déchiffrer les signes, à en entendre et comprendre la musique.
La polyphonie se prolonge dans les deux films, Laurène Loarano (HI 8, 2007-2022) et La musique des paysages vivants (vidéo HD, 2022), unissant aux langages, à l’archive et à l’identité de la forêt des différentes Guyanes, des notes autobiographiques. Voyage réel et voyage mental, récit de la vitalité et récit du deuil et de la perte, ceux de l’être cher et ceux de la terre traumatisée, se fondent dans le long glissement nocturne de la descente du fleuve bruissant de ces voix multiples.
Au crédakino, le diptyque de Limbé (films 16 mm transférés en HD, 2021) confronte, sur écrans dos à dos, deux points de vue sur la chorégraphie de et interprétée par Betty Tchomanga, inspirée à la fois du poème de Léon-Gontran Damas, un des fondateurs du Mouvement de la Négritude, – où il dénonce la perte d’identité due à l’esclavage -, de la danse du limbo, rite d’actualisation mémorielle de la contrainte des corps dans les bateaux négriers et de la figure d’Anansi, héros mythologique arachnéen, originaire d’Afrique de l’ouest, intermédiaire entre les mondes divin et terrestre.
Jouant des affiliations et de la polysémie des assemblages d’images et d’objets, des représentations et de l’expérience du paysage, portées par la rencontre et le syncrétisme des rites et des récits d’histoire – des peuples et personnelle – et de fiction, par les références poétiques, philosophiques, écologiques et politiques qui se portent et se métissent, Dans ce lieu de déséquilibre occulte emporte la pensée et les sens dans un voyage d’attention aux territoires et aux identités, aux oublis et aux pertes, prenant acte et réconciliation des troubles de l’histoire, des ruptures et des traumatismes de l’exploitation coloniale et des décolonisations passées et à venir.