Introduite par la mise en regard d’une toile des années 1950 représentant « Clémenceau visitant les tranchées » et trois dessins de soldats équipés, l’exposition présente une cinquantaine de dessins, réalisés sur le front, prêtés par le musée de Lamballe. Une carte de la « Présence de Mathurin Méheut sur les différents fronts » (Artois, Argonne, Somme, Champagne, Meuse, Flandres, Lorraine, Picardie) d’octobre 1914 à novembre 1918 situe d’entrée la dimension historique des dessins.
« Je t’écris ces lignes pendant que les obus passent en sifflant au-dessus de nous (tantôt français, tantôts allemands) […] nos tranchées sont à peine à 200 mètres les unes des autres. Ici la lutte est particulièrement dure, le terrain se prend pied à pied […] que c’est triste aussi ces villes après le bombardement, tout est abandonné, les pignons fermés, les clochers abattus, les barricades, quelques malheureux êtres errants, des oiseaux affolés par tous ces bruits que répercutent les nuages. »
L’été 1914, Mathurin Méheut séjourne avec sa femme Marguerite au Japon, grâce à la bourse « Autour du Monde » de la Fondation Albert Kahn. À la mi-octobre, il rejoint le 136e Régiment d’Infanterie qui a pris position dans les faubourgs d’Arras. Une semaine plus tard, le sergent Méheut évoque son premier dessin dans une lettre à sa femme : « Je n’ai pas de veine pour le premier dessin que je faisais (je dessinais la section au travail des tranchées). [… les aéroplanes (Taube)…] viennent repérer nos emplacements, les communiquer ensuite à leur artillerie qui nous crible ensuite de marmites qui éclatent avec un bruit infernal, épouvantable, d’obus, de shrapnels, tout cela passe au-dessus de nous et autour. L’on travaille au canon, l’on s’endort avec et l’on se réveille avec lui. »
Les extraits de lettres reproduits sur les cartels invitent ainsi le visiteur à conjuguer les dessins au vacarme continu, « le bruit des obus et des bombes, et c’est quelque chose ! », ce bruit, qui rend sourd quand un obus éclate à quelques mètres, inquiétant quand il cesse.
Dès l’automne 1914, Mathurin Méheut observe et dessine pour les besoins de l’armée, il repère les positions : « J’ai été chargé de faire un plan du secteur avec la vue des tranchées allemandes […] Ce n’était pas commode, car aussitôt que les Boches m’apercevaient me lever au-dessus des tranchées, pan pan ! J’ai eu du fil à retordre […] toutes les secondes on se fusille à bout portant […] les Boches étaient à 8 ou 10 mètres de nous. »
Mathurin Méheut fait de la reconnaissance, analyse, note et synthétise, dessine des panoramas, repère les positions ennemies et établit des plans de défense des positions françaises. L’œil et la main de l’artiste lui semblent indispensables pour restituer un paysage d’après l’observation de terrain, en saisir le détail significatif, ce qui change, « l’anormal ».
Novembre 1915, affecté à l’état-major, il s’inquiète de ses poilus : « Avoir vécu, couché, mangé, souffert côte à côte, avoir partagé les joies et les peines, je les quittais un peu comme un embusqué, cela me faisait du mal ». Détaché au service topographique de l’état-major, il fait du renseignement, exploite les informations des prisonniers et des évadés, court les secteurs, réalise des dessins aériens. Muté au service cartographique de l’armée, il interprète et restitue les photographies aériennes.
L’exposition qui consacre une salle à « [l’artiste] au service de l’armée », montre tout cela, le travail de commande et le témoignage du quotidien : les dessins de tranchées, de tunnels de sape, ombrés de traits serrés de crayon noir, rehaussés de couleurs pures, à dominantes bleu et rouge ; les moments de repos aux tons d’aquarelle plus sombres des couvertures qui enveloppent les hommes sous le froid et la mitrailleuse ; la souffrance subie et infligée dans et par les deux camps ; l’évacuation de l’horreur par le théâtre aux armées ; les victimes, hommes et chevaux ; les bombardements (Montdidier), les villes avec les barricades et les trous d’obus, les murs éventrés (Arras, Saint-Quentin…). « J’ai à me justifier en art plus que comme soldat ».
Selon les moments et les circonstances, il utilise le crayon gras noir, le fusain, les crayons de couleur, le stylo plume avec lequel il écrit à sa femme – « C’est si commode dans les tranchées » -. Il aquarelle les dessins d’éclats de couleurs et en relate le plaisir : « Depuis ce matin 10 heures j’étais dans Arras à dessiner, quel bonheur. J’ai bien travaillé aujourd’hui et je suis très content […] Tu ne te figures pas comme ces quelques heures me font un effet moral épatant. Cela me retrempe, me redonne du courage. La profession renaît, la perspective du métier… illusions peut-être. Tant pis, c’est toujours autant de pris. »
L’exposition présente aussi quelques projets de publication qui occupent l’artiste et que le visiteur peut mettre en relation avec les dessins : » C’est toujours le maximum d’intensité de vie sous la simplification la plus synthétique […] Les glorieuses silhouettes [de ses « braves poilus »], toujours si humainement vivantes, même dans l’affaissement d’un invincible sommeil, peuplent les feuillets de ces précieux albums. Elles se détachent aussi très souvent en quelques fraîches touches d’aquarelle, ou sous l’aspect d’un croquis en quelques traits, d’une extraordinaire intensité d’expression » (Armand Dayot, « Un artiste combattant », L’Illustration, n° 3834, 26 août 1916).
Armand Dayot en conclut l’heure passée des peintures de bataille, des visions héroïques « qui ne peuvent être que mensongères […] évanouies dans les nuages puants des gaz mortels ». Entre l’exactitude topographique, l’attention au détail de vie (le réveil posé sur une planche à l’entrée d’un tunnel, l’équipement des soldats, la soupe…), le choix de la composition (le monument aux morts de 1870-1871 au premier plan de la gouache représentant la délégation allemande venue se rendre), il n’y a pas de place pour la peinture de bataille et l’esthétique militaire qui cèdent la place au témoignage, au rendu par l’artiste de sa présence sur le terrain, même quand Mathurin Méheut se fait, à la fin de la guerre, en quelque sorte, peintre officiel de l’armée.
Dans les lettres à sa femme, Mathurin Méheut dit sans retenue la vie au front, la rigueur du quotidien, mais se garde de tout engagement politique, évoquant parfois, en détour, la censure – « Nous dormons assis, recroquevillés pour que notre pauvre capote « mouille » en surface le moins possible » -, ses moments de joie, ses déprimes, son découragement. Il s’insurge contre « cette vie de siège intenable, la chair à canon tapie, traquée, attendant le coup de grâce ! ». Il se révolte : « C’est atroce, atroce ; il faut, on a le devoir d’arrêter cela, ce n’est plus la guerre de bravoure, de témérité ou de génie, c’est le charnier et le massacre », « Comment ne pas devenir fou, idiot, comment résister à un carnage pareil ».
Plus rares sont les dessins qui montrent directement la violence, pourtant presque toujours présente dans leur réalisme du quotidien, mettent en scène les sentiments de l’artiste et de la troupe, comme l’exécution d’un soldat en juillet 1915, où la composition, dans l’opposition conjuguée des espaces vides et pleins, montre le détournement des regards : « Chose terrible, atroce, l’exécution d’un poilu du régiment qui s’était débiné au moment d’une attaque. Quel affreux moment. J’en étais retourné toute la journée et je t’assure, je n’ai pu t’écrire après cela . C’eût été trop triste. Je ne puis, même actuellement, rien te dire. Cela est tellement impressionnant devant le régiment ! ».
En août 1916, Mathurin Méheut découvre la presse lithographique du Service topographique – « Il y a des ressources inouïes avec ce procédé-là » – et se livre à différentes recherches mêlant le crayon, l’aquarelle, l’encre, l’estampage. Il produit, entre autres, des cartes de Noël et de vœux pour la 1ère Armée.
Novembre 1918, le lieutenant Méheut est à Homblières où la délégation allemande est venue négocier l’armistice. Une gouache, un dessin au crayon et une aquarelle, « C’est fini », « Les vainqueurs vont remiser » : « Je ne m’attendais pas à être témoin d’un des plus grands spectacles du monde. J’en suis encore tout bouleversé, enfin on aura les preuves sous forme de croquis et de notes. »
En 1947, Mathurin Méheut illustre une édition des Croix de bois de Roland Dorgelès de lithographies en couleur, reprenant certains croquis. L’exposition de quelques-uns des dessins et des lithographies et l’ouvrage, invite ainsi le visiteur à s’intéresser de plus près aux rendus, à la vivacité du trait, à l’utilisation de couleur, à l’un et au multiple, à retourner dans les salles précédentes pour mieux aiguiser son regard.
Historique par sa présentation et son accrochage, ainsi que par l’accompagnement de quelques objets, l’accrochage montre comment Mathurin Méheut mêle en permanence, en lien fort avec l’écriture de soi, l’étude paysagère et topographique au service des opérations et le récit, le témoignage précis, distanciés et intimes au plus près de l’action, le temps partagé des combattants, le travail de creusement des tranchées et tunnels, les rencontres des soldats alliés et des Allemands, presque toujours qualifiés de « Boches », le temps pour écrire, manger, jouer aux cartes, la pluie, la boue, la terre, le temps d’avoir le cafard et de dormir quand on peut.