La galerie Baudoin Lebon montre en ce début d’année les travaux de deux artistes qui savent, chacun à leur manière, habiter le lieu d’exposition avec des œuvres volumiques. La présence singulière de chaque pièce demande que le visiteur s’y arrête un temps avant de comparer les différentes productions de chaque plasticien et les partis pris choisis par l’un et par l’autre.
Les créations de Michel Duport constituent des ensembles de volumes de plâtre parfois imbriqués et d’autres fois se répondant à quelque distance les uns des autres. Tous ces polygones complexes sont peints, certains en blanc et d’autres en couleurs. Dans tous les cas la couleur cache et révèle : le blanc peint est plus blanc et plus lumineux que le plâtre, les teintes des volumes imbriqués complexifient la lecture de l’orientation des plans. On ne sait plus s’il s’agit d’une peinture versus sculpture ou de volumes qui espèrent une intégration au monde vivant et coloré.
Francis Limérat continue son travail singulier de création d’œuvres volumiques réalisées à partir de fines baguettes de bois qu’il assemble de manière à la fois structurée et graphique. Les baguettes constituant la structure architecturale tridimensionnelle sont essentiellement blanches tandis que les figures qui se déploient dans de multiples directions sont sombres, noires souvent, parfois colorées. Les œuvres de cet artiste ont quelques parentés avec les traditions picturales et s’en séparent aussi partiellement.
Ces productions s’accrochent au mur comme des tableaux mais la profondeur parfois conséquente de certaines les fait venir en avant de celui-ci, inversant en quelque sorte l’effet fenêtre de la peinture. Dans cet espace aéré l’œil se promène librement dans les limites imposées, se réjouit des apparitions et disparitions conjuguées ; le regard explorateur se laisse au passage surprendre par la subtilité des distributions de rares couleurs dans l’espace de l’œuvre. Comme l’indiquent les cartels les baguettes de bois de ces œuvres récentes de Francis Limérat ne sont pas peintes mais teintes. L’artiste a voulu que la couleur pénètre la matière support. Il n’en est pas de même pour la peinture couleur de Michel Duport qui s’impose comme couverture identificatrice et affirmation alternative venant se conjuguer à la forme volumique. Ici pas de migration de la couleur dans le plâtre, juste une peau de « pigments fixés ».
La couleur de Michel Duport habille les volumes tandis que celle de Francis tend à habiter l’espace de l’œuvre. Pour le premier il est question de surfaces que la couleur vient révéler. Les subtilités des différentes couleurs sont mises en évidence par les orientations de chacun des plans d’un même volume. Pour le second tout se joue dans l’espace où sont conjugués noir, blanc et couleur dans des profondeurs réelles ou fictives. La couleur peinte ou teinte n’habille pas les baguettes supports mais s’y intègre subrepticement, elle vient habiter l’espace discrètement comme si cela allait de soi. Les couleurs s’avèrent discrètes, plus des lumières d’aube que des rayonnements colorés. Il s’agit de faire varier le jeu de la lumière incidente que ce soit celle du soleil ou d’un éclairage artificiel. Les jeux d’ombres portées viennent complexifier les perceptions ; c’est particulièrement le cas pour une œuvre profonde de 18 cm comme Sonderborg 4 (2015) .
La couleur de Michel Duport habille élégamment les volumes tandis que celle de Francis Limérat s’efforce d’habiter l’espace de l’œuvre. Les créateurs obligent le spectateur a se comporter différemment. Michel Duport insiste pour que le regardeur se déplace latéralement mais aussi verticalement en plaçant son œil plus ou moins haut. Chacune des pièces propose les aspects différents suivant les points de vue choisis. Les impressions perceptives s’avèrent encore plus complexes lorsque plusieurs polygones sont réunis dans une même œuvre comme pour Volume étagère, 2007, mais aussi lorsque dans l’espace d’exposition sont réunis sur une estrade une quinzaine de petits volumes. Devant cette pseudo maquette d’une ville d’architectures-sculptures futuristes, il faut beaucoup se déplacer : avancer pour apprécier chaque pièce et reculer ressentir l’effet d’ensemble. Aux expériences du regard s’ajoutent des perceptions kinesthésiques plus complexes. L’auteur acteur appelle le visiteur à devenir le regardeur mobile. Inciter le spectateur au déplacement est une manière de pousser celui-ci à vivre la plasticité comme expérience, à l’impliquer dans une élaboration personnelle d’une idée de l’œuvre.
Ce rapport ambulatoire à la production plastique se retrouve devant les créations de Francis Limérat ; plusieurs points de vue sont également à expérimenter. Comme cela se passe souvent devant les peintures, ces volumes aériens demandent une approche en biais. Le désir de voir se fait glissant et interrogateur entre le réel des structures et les ombres portées de celles-ci. Cependant chez cet artiste, à un moment ou à un autre, le spectateur choisit un point de vue préférentiel qui souvent sera le lieu central, ce lieu de regard où tous les éléments graphiques affranchis des structures orthogonales trouvent leur juste place.
Les volumes colorés de Michel Duport ont la capacité de faire sentir les mises en relation formelle entre eux et aussi avec les espaces environnants. Ici ils se détachent sur des pans verticaux discrètement préparés par des découpes obliques. Cette présentation ne se veut pas intégrative : le hors cadre est plus important. Les créations de cet artiste associent souvent deux formes complémentaires (comme Un coin enfoncé 3, 2015) et des couleurs différenciées. La texture de la peinture est finement travaillée. Les accords de teintes sont subtils, les couleurs marquent une présence singulière (ce ne sont pas des couleurs sorties du tube) en évitant cependant toute charge émotionnelle. Si les créations volumiques dialoguent avec les murs sur lesquels elles sont accrochées, cela ne les empêche pas d’assumer leur propre gravité d’où le recours, en plusieurs occasions, à des formes horizontales dénommées « volumes étagères ».
On saisit dans ce cas l’opposition entre les deux artistes : Limérat dessine le vide, l’aérien qu’il cherche se gagne par la soustraction. L’essentiel reste : les bois, qu’une largeur un peu supérieure et des teintes sombres, ont installé comme motifs, peuvent prendre leur envol jusqu’à s’accrocher aux horizontales supérieures la structure. Ce sentiment d’être libéré de la pesanteur est rare devant les œuvres d’art. La singularité du travail de cet artiste est de partir d’un travail très artisanal pour déboucher sur un ailleurs spirituel. Les figures du vide sont essentielles en ce qu’elles facilitent la circulation de l’œil vers la pensée.
Comme j’ai tenté de le montrer ces deux artistes proposent une réappropriation personnelle des caractéristiques de la création volumique. Ils le font très habilement en s’y prenant différemment dans la création des volumes mais en ayant plus ou moins recours aux moyens de la peinture dont ils réinventent, à l’occasion, usages et significations.
1 On peut s’interroger sur ce titre générique d‘une série qui correspond certes à une ville du sud du Danemark mais qui est aussi le nom d’un peintre danois Kurt Rudolf Hoffmann qui avait choisi comme nom d’artiste celui de sa ville de naissance : K.R.H. Sonderborg (1923–2008). Les compositions bidimensionnelles des années 1990 de cet artiste ont de réelles parentés avec celles récentes de Limérat.