Filiations, ce jeu de mot entre “fil” à coudre et le “fils“ comme progéniture est aisé. Une filiation suppose une descendance à partir d’une provenance ; elle peut, à l’inverse, se représenter sous la forme d’une arborescence. Alors la généalogie partant de l’individu se dissémine dans une pluralité indéfinie d’ancêtres pour la plupart inconnus et elle atteind l’immémorial et l’innommable. Avec cette perspective temporelle insolite, l’archaïsme hante en profondeur l’art de Michel Nedjar comme dans ses FOULES d’êtres anonymes. Inventeur de formes, cet artiste est d’abord et avant tout un dénicheur de matières : vieux tissus, textiles, papiers qu’il coud ensemble en patchworks. Et c’est avec des pièces et morceaux qu’il trouve qu’il fabrique ses poupées.
Nedjar n’est ni un sculpteur ni un peintre. Son activité artistique est disruptive, hors normes, ce qui l’a fait basculer du côté d’un art brut dont il ne fait pas seulement partie – il en est aussi l’inventeur, le découvreur et le collectionneur, d’abord avec le collectif L’ARACINE et ensuite avec son compagnon Marcus Eager. L’exposition monographique de l’artiste s’accompagne d’ailleurs d’une présentation orchestrée par Savine Faupin d’oeuvres d’art brut appartenant à la collection du LaM, musée d’Art Brut à qui Michel Nedjar va donner avec Marcus Eager un ensemble d’oeuvres brutes qui seront exposées en décembre à Villeneuve d’Asq au LaM.
Au commencement était le geste de tordre, de nouer des lambeaux d’étoffes, de les coudre, de les salir, les enterrer et de les transformer en objets informes dont on peut se demander en quoi ils relèvent de l’art – des sortes de cocons, momies, chrysalides à la fois mortes et vivaces, attirantes et repoussantes : dans l’Antiquité romaine, pour symboliser l’immortalité de l’âme s’échappant de la carcasse du cadavre, on faisait figurer dans les Vanités des chrysalides d’où naissaient des papillons. Michel Nedjar a trouvé une épitaphe à inscrire sur sa tombe : “ je suis ce que je ne suis pas encore…” Quoi donc ? un cadavre ? une chose immonde vouée à disparaître ? Le devenir d’un artiste n’est-il pas déjà de survivre de son vivant, de toujours rebondir au delà de toute attente, d’être ailleurs, d’être librement imprévisible et de se surprendre lui-même ?
Disparêtre
Inventeur de formes, Nedjar a inventé aussi des mots-valises pour qualifier ce que son travail a d’indicible : les Chairdâmes pour ses grandes poupées, qui avaient intéressé à la fois Jean Dubuffet et Daniel Cordier – un mot mixant chères dames et chair d’âme pour désigner ces noeuds du charnel et du spirituel, témoins de ce que une âme animiste peut habiter telle ou telle chose matérielle qui se mue en fétiche. Nedjar a trouvé aussi le terme insolite de “disparêtre” pour dire l’instabilité d’un être métamorphique, lorsque l’artiste abandonne toute identité pour devenir plastique comme son oeuvre. Mais dispar-être ne veut pas dire s’anéantir, cesser d’être : “dispar” veut dire être non-pareil, affirmer sa singularité, n’appartenir ni à un genre, ni à une origine, ni à un âge.
La part d’enfance toujours présente chez Nedjar, ses bricolages, ses poupées qui remontent aux jeux interdits pour le petit garçon rencontrent aussi un accueil bonhomme du vieillissement, un face à face avec la mort, un élan quasi mystique envers les ancêtres, quelles que soient leurs cultures. C’est d’ailleurs au Mexique, un pays où l’on fête les morts, que se déclencha la fièvre créatrice de Nedjar.
Au fil du temps
L’oeuvre se ramifie au fil du temps. Elle s’enracine dans le corps de l’artiste et sa gestuelle. Même ses dessins enduits de cire sont ensuite repassés au fer. Ciseaux, fer à repasser, aiguilles et fil à coudre… Ces outils de tailleur (le métier qu’il a appris) sont utilisés en étant détournés. Les “Poupées de Voyage”, les “Poupées Pourim” qui sont le fruit d’une commande passée par le MAHJ sont des moments plus récents de la création de l’artiste. Et les “Paquets d’objets d’arrêtés”, où Nedjar recouvre et enveloppe des objets trouvés, comme les “Reliquaires”, évoquent d’autres créations – celles de Christo l’enveloppeur ou celles de l’artiste brute Judith Scott qui enfouissait des objets dans des réseaux de fils enchevêtrés. Les “Reliquaires” ou certains amas font aussi penser à Bernard Réquichot. Et les “Coudrages” renvoient au primat du collage auquel de nombreux artistes, qu’ils soient bruts ou non, ont recours.
Michel Nedjar s’est affirmé au fil du temps comme un artiste d’envergure, échappant au domaine de l’Art Brut qu’il connaît bien en transformant toutes ses trouvailles en objets d’art et, peut-être, en objets sacrés, même s’ils ne sont, comme ses Reliquaires, qu’au service d’un culte intime et confidentiel. C’est leur mystère qui fait tout leur charme. Un catalogue contient des textes qui éclairent l’art polymorphe de cet artiste ; celui de Philippe Comar décrit avec brio la dimension rituelle qui l’enracine à la fois dans un paganisme archaïque et dans un monothéisme qui proscrit les images.