Il est toujours délicat de sortir d’une exposition en se disant : certes « la prescription théorique » initiale est pertinente mais en fait c’est autre chose qu’elle découvre au fil des œuvres choisies mais aussi au cours de la déambulation des espaces les accueillant.
Délicat n’est en fait peut-être pas le terme exact, au mieux – et c’est le cas à Tanlay (centre d’art de l’ Yonne) cet été- s’agirait-il du but de toute exposition réussie ou du moins amenant ailleurs le spectateur, le prenant à parti non par d’assommantes justifications langagières dont la plupart d’entre nous sommes fatigués tant elles gonflent la plupart du temps du vide si ce n’est de l’indigence, mais par la légèreté des propositions qui laissent au regardeur l’ouverture d’une expérience à faire, d’une lecture à venir.

Partant en effet de la théorie de la mimésis platonicienne, et ce en fonction de la proximité du château de Tanlay où une superbe galerie en trompe l’œil rappelle les occurrences de l’histoire de la peinture, à savoir, celles de ressemblance mais surtout celles d’illusion, Jean-Marc Huitorel, critique reconnu et invité cette année par Jacques Py, le directeur du centre d’art de l’Yonne, a choisi non pas de montrer des images, mais des « objets » – mais des objets « singeant » leur forme, leur matière et leur couleur réelles, des objets trompeurs, des objets-répliques, des objets-copies, des objets-hâbleurs, des objets à la séduction illusionniste mais « faux » diront les puristes ou marchands, ou « comme si » diront les philosophes ou artistes.
C’est ainsi que Dummy Scud B (2003) – véritable lance-missile – trône sur la pelouse des communs du château de Tanlay, comme si la région bourguignonne était en état de défense puisqu’il s’agit d’un de ces leurres utilisés à l’entraînement par les troupes de l’US Army pendant la guerre du golfe. Aujourd’hui, non destiné à tromper l’ennemi mais à amuser ou interroger les curieux (du monde de l’art ou autre), cette parfaite réplique gonflable qui en fait ne trompe plus personne (sauf peut-être les avions militaires de la base de Dijon ?) est vendue sur Internet et « posée » sur l’herbe en ready-made par l’artiste suisse Christoph Büchel.
Avant donc de franchir les seuils des salles d’exposition, le ton est donné.

Il sera question dans Mimetic, bien sûr d’une part de ce qui résiste du geste duchampien du ready-made – mais à propos non pas d’objets-réels sortis de leur contexte quotidien et réinjectés ailleurs dans des lieux estampillés du label « art », mais d’objets copies, à échelle 1/1 : ( IH (2001) le tracteur de Pascal Rivet, Echafaudage (2003) de Dominique Ghesquière, Restauration du quotidien (200() de Frank Bragigand … de moulage extrêmement juste et efficace tel le Monochrome jaune (1980) d’Etienne Bossut… ou d’agrandissement démesuré tel cet Objet extraordinaire, mètre (2006) de Lilian Bourgeat, venant soit faire sourire, toucher, comparer – et d’autre part de ce qui du réel ne devient qu’image, c’est à dire perd sa matérialité pour devenir « point de vue » c’est à dire lieu d’où regarder comme le souligne le commissaire d’exposition. Mais ce point de vue, ce lieu sera aussi celui d’où questionner non pas seulement notre rapport au monde, au réel, et autre lieux communs de la critique contemporaine, mais notre propre possibilité de réfléchir à ce qui perd tout poids, tout sens, jusqu’à devenir aussi léger et vain, vaniteux et séducteur que ne le sont aujourd’hui nos paroles, nos mots, et notre environnement iconique.
C’est peut-être pour cela que nombre de pièces ici exposées, sont essentiellement des sculptures et que celles qui proposent malgré tout de rares images (vidéos d’ Anne Durez et de Delphine de Blic ou story board de Simona Denicolai/ Ivo Provoost) sont celles qui retrouvent paradoxalement un certain poids visuel, un questionnement juste et pertinent, troublant et efficace.

Ainsi au-delà du fait qu’une « nouvelle transcendance pourrait être celle de nouvelles ressemblances » ( J.M Huitorel), gageons que la brèche qui résiste entre ce que l’on peut croire et ce que l’on croit reste tout de même, encore et toujours l’écart nécessaire d’une œuvre qui nous fait nous interroger sur le faux et le vrai mais aussi qui privilégie cet entre-deux, ce « battement » précieux à ce qui fait image et non platitude, à ce qui est de l’ordre du don envers le regardeur et non de ce qui est de l’hypocrite proposition.

Aussi, subrepticement, c’est parfois le dispositif même de l’exposition, de la mise en espace, qui transmue en image – dans « un intérieur douillet » – des objets de ménage imités dans des couleurs flashies alors que pris séparément, on pourrait parfois regretter l’ampleur du travail sur l’objet de Tony Cragg devant les fausses bouteilles de produit vaisselle de Florence Dorléac Fée du Logis ( 2004) , les fauteuils et la Table basse( 2003) moulés d’Étienne Bossut et ce malgré la vidéo s’en sortir sans sortir (2003) de Marylène Negro, explorant les antres d’un appartement dans une lenteur dont aujourd’hui la vidéo a su exploiter les effets. Comme il en est de la salle « showroom » imitant les salons automobiles où les derniers modèles – stars du marché haut de gamme- sont hissés sur les socles pivotants. Images encore images que ces imitations en bois d’une surface métallique (Guillaume Poulain) ou éventuellement l’inverse (Gilles Goussin) et faiblesse tout de même des volontairement mal façonnés Car en Sac (2006) de Laurent Perbos dont Claes Oldenburg aurait su sublimer la force ironique et la beauté transgressive ( mais c’est vrai que ces termes ne sont plus à la mode dès qu’il s’agit d’être contemporain).

Bref, si donc le « trouble mimétique » cher à Jean-Marc Huitorel est parfois pris à son propre piège – mais n’est-ce pas en fait une des réussites peut-être inattendue de cette exposition – élisant l’effet d’image au détriment de l’appréhension de l’objet même imité, renversant ce qui au départ était pertinent en un questionnement tout aussi juste et d’actualité, il est aussi l’occasion d’un autre bonheur glané dans cette lecture proposée « d’un état du monde » : c’est celui de découvrir des œuvres encore peu montrées.

Eléments d’un chantier improbable, les splendides et élégants Glass Conduits (1999) de l’artiste américaine Rita McBride captivent par la verticalité vertigineuse de leur tubulure précieuse en verre dépoli de Murano et par le renvoi à une réalité industrielle faisant clin d’œil ici aux faux étais de Mathieu Mercier. Si les premiers hypnotisent le regard et appellent le corps tout entier du spectateur à évaluer la force de leur virtuelle et fragile efficience, les seconds à l’ouvert Sans titre (2003) réfèrent à l’œuvre de Marcel Duchamp dont l’artiste a reçu le prix en 2003 et dont la présence à Mimetic est une de celles des plus judicieuses.
Mais n’arrêtons pas ici notre plaisir lorsqu’à elle seule, la structure de placo-plâtre de Denicolai et Provoost, accompagnée d’une suite photographique mimant un faux dépliant d’aide au montage, semble avoir été faite pour la salle qui l’accueille. D’une part, elle barre dans une inutilité majestueuse un espace tenu par d’énormes poutres d’origine – celle des communs du château de Tanlay-, d’autre part elle s’empêche à elle seule de trahir son identité, tant l’échelle, le corridor mais aussi le simple jeu labyrinthique peuvent lui être attribués. Et comme pour rassurer tout de même le spectateur -l’instant d’une lecture rapide des photographies proches – il lui est donné la possibilité fictive de monter chez lui, cette énigmatique sculpture, tout comme une structure Ikéa. Mais serons-nous à la hauteur sitôt que la perception plus attentive du story-board nous fait remarquer que le « démonstrateur », « pose », affine ses attitudes dans un souci chorégraphique, cale les vis dans ses narines jusqu’à se retourner à la fin vers nous dans une pose digne des portraits de magazine de mode. Et oui, c’est la redondance du leurre ici jouée par un top-model qui nous oblige à parcourir toute la surface des images pour nous laisser découvrir le mensonge ici mis en scène. Belle cohérence d’un propos dont ni la finesse critique, ni l’attention à l’objet même utilisé ne sont absents.

Autre efficacité dans le propos de Mimetic, l’hypnotique et fascinante vidéo en plan fixe d’Anne Durez, qui nous apprend que les bateaux dégageant la route maritime de la banquise sont obligés de faire d’incessantes marches avant/marches arrières pour fendre la glace. Ainsi, apparaissant tantôt à droite, tantôt à gauche du cadre-écran, et ce dans une lenteur faisant effet de quasi-immobilité, le spectateur doit laisser son regard explorer l’image entière pour se convaincre qu’il n’y a ici ni montage, ni trucage mais juste la véracité d’une fausse illusion. Référence à côté cinématographique et efficacité métaphorique dans la vidéo encore en plan fixe de la toute jeune ex-étudiante du Fresnoy, Delphine de Blic, qui a pu saisir un moment juste : celui où un jardinier habillé d’un bleu de travail rappelant celui des prisonniers des camps s’applique à damer dans un va et vient autistique, la terre d’un parc d’immeubles construits sur le lieu même du ghetto de Varsovie.
Et si l’exposition Mimetic était en fait, sans le savoir, dans l’après-coup de sa mise en œuvre, à l’image de la prise photographique : être là, juste au bon moment, être capable techniquement de redonner l’illusion du réel, et juste faire image pour nous faire voir ce que l’on ne sait pas ou ce que l’on ne peut pas ou ne sait pas voir. N’est-ce pas alors le simple et efficace dispositif vidéo de l’artiste japonais Jiro Nakayama qui pourrait se proposer comme emblématique « prescription sensible » de Mimetic. Car en captant les infimes particules de l’air, Poussière ( 2006) ne nous offre t-il pas la possibilité de découvrir ce qui fait le peu, l’invisible mais l’indispensable de notre monde. Spectacle magique d’un réel irreprésentable, dont l’incroyable densité plastique n’est à l’image justement de rien de ce que l’œil nu est en mesure de percevoir. Comme si Mimetic trouvait ici son contraire : copie de rien, mais révélation d’un essentiel, image sans modèle quand le réel n’est qu’image.
Si la thèse du commissaire d’exposition demandait fort justement de privilégier des œuvres-objet et non des œuvre-image, reconnaissons ici que c’est en fait l’image qui en sort malgré tout la grande gagnante : soit par la justesse d’accrochage de certaines salles, soit par sa qualité fantasmatique d’être « un objet » sans modèle. Et c’est peut-être ici que Mimetic trouve sa réussite : dans la semblance du retournement même de son propos initial : mais toute illusion n’est-elle pas avant tout image en tant que fausse apparence ? Mimetic s’est bien jouée alors de la mimésis.