Jusqu’au 20 décembre 2014, Marc Lathuillière présente « Musée National – Le produit France/2 » à la Galerie Binôme, galerie spécialisée en photographie contemporaine, située à deux pas de la Maison Européenne de la Photographie à Paris. Dans le cadre du « Mois de la photo 2014 », Musée National compose un dialogue sur la France avec Michel Houellebecq, dont le projet « Before Landing – Le produit France/1 » est présenté au Pavillon Carré de Baudouin dans le XXe arrondissement de Paris. Une critique sur le volet « produit France/1 « suivra donc prochainement.
Le livre Musée national publié aux éditions de La Martinière et l’exposition éponyme constituent des traces tangibles d’un projet de dix années mené sans commandes excepté le soutien de trois résidences artistiques de courte durée, sur la France devenant un musée, sur les Français figés par un masque dans leur quotidien professionnel, familial et en vacances. Sur plus de cinq cent photographies, le livre en présente 159, classées en quatre unités : « au travail, à la campagne, en vacances, au musée » (certains y verront des analogies avec les classements de Roland Barthes dans Mythologies). Ce choix sert la démonstration visuelle de l’auteur : montrer une France-musée. Marc Lathuillière embaume les Français en leur faisant porter toujours le même masque : un masque lisse, enfantin et paradoxalement aussi un masque mortuaire. Les Français masqués sont comme épinglés par un entomologiste qui aurait collectionné avec méthode et empathie, en dix ans, des espèces archétypales d’habitants de la France dans un album.
Ce « catalogue raisonné » dont l’exhaustivité est encore, certes, perfectible (toutefois, elle est déjà très aboutie, il ne manque plus qu’un académicien, un photographe traditionnel etc.) inventorie celles et ceux qui incarneraient la France immuable, la tradition si chère aux touristes, des métiers souvent artisanaux, ruraux, aux professions muséales, des Institutions incarnées par le curé, le maire, l’énarque, le polytechnicien… Marc Lathuillière renoue, en quelque sorte, avec l’héritage des « planches de métiers ». La transmission apparaît comme un des sens forts de ce recensement. D’ailleurs, Marc Latuillière ne se projetterait-il pas à travers certains portraits comme le premier qui ouvre le livre, celui de Yamine Ouarti, apprenti charpentier, et Compagnon du Tour de France ? N’a-t-il pas entrepris son propre Tour de France en dressant cette carte de la France muséographiée, en tirant le portrait de certains de ses concitoyens ?
Déroutant est le rendu du projet élaboré par le photographe, du fait de ce masque entre autre. Son retour en France en 2004 après de longues périodes en Asie, en Corée du Sud, notamment, déclenche sa perception d’une France immobile, patrimonialisée, muséifiée dans ses clichés. Un choc de culture indéniable entre un mode de pensée hégélien, la ligne, « passé, présent, futur » caractéristique de l’Occident et celui cyclique de l’Asie. Marc Lathuillière décide alors de réaliser un bilan de famille avant la mort : pas la mort de l’artiste comme chez Ralph Eugene Meatyard, mais la mort de la France pour le photographe. L’intention personnelle de ce dernier est bien de manière systématique de saper les valeurs françaises, qui l’attachaient et le rassuraient. Inconsciemment, les lectures d’adolescence de Witold Gombrowicz influencent son travail personnel de masquage. Les photographies ne sont pas « noir et blanc » mais se rapprochent de l’esthétique de la « carte postale », le ciel est souvent bleu et les couleurs soutenues. Il est à rappeler que la carte postale hérite de l’imagerie populaire (images d’Epinal, planche de vieux métiers… ) et elle-même s’ancre dans des référents picturaux classiques (Bellini, Mantegna, Poussin…).
« Il faut que l’illusion documentaire soit parfaite pour que sa négation par le masque fonctionne à plein », ainsi Marc Lathuillière affirme-t-il sa position dans le choix esthétique de sa galerie de portraits souvent composés dans les paysage français, avec des sources picturales européennes et asiatiques mélangées. L’ambivalence du masque est à l’image du propos du photographe sur la France qu’il dépeint en plus de 500 portraits pris dans 32 départements. L’inventaire de Marc Lathuillière se rapproche de celui dressé des Allemands par August Sander, dans une Allemagne avant l’arrivée des Nazis, sorte de typologie au classement emprunt de subjectivités. Ainsi, le choix retenu par Sander du « crétin » comme catégorie à photographier en est caractéristique. Le terme typologie pour Musée national n’est pas à convoquer au sens de l’Ecole de Düsseldorf. Marc Lathuillière s’en démarque assurément du fait que si typologie il y a, elle est latine, au sens que le systématisme n’est pas rigoriste et « noir et blanc », mais orientée pour montrer une France-musée. Dans Musée national, aucun jeune des banlieues, pas d’ingénieur électronicien, ni même d’opératrice de télémaintenance (le 3ème métier peint, après le boucher chevalin et le patron de bar-tabac, par un certain Jed Martin, personnage central de La carte et le territoire, le roman prix Goncourt 2010 de Michel Houellebecq, qui comme il sera explicité ci-dessous, est une des clefs de compréhension du dialogue entre l’écrivain et Marc Lathuillière). Plusieurs tris sont possibles dans cet inventaire : ce qui rend caduque la référence à la typologie des Becher pour étiqueter ce travail. Et là réside sans doute une des pertinences et originalités de ce projet.
Certes, la France est un sujet récurrent depuis la création de la photographie : fin XIXe siècle, la mission héliographique, années 1980, la Mission Datar et dernièrement France(s) Territoire liquide ou encore la France-village de Raymond Depardon. Mais, rares sont les projets avec un propos, une orientation comme Musée national, où les Français sont présents avec leur contexte, où les détails, les gestes, les mains, les habits, les accessoires, les paysages, les décors, le mobilier prennent une grande importance du fait que les organes essentiels de communication, d’expression sont effacés par le masque (le visage, le regard, la bouche… sont sous le masque). Seul, dans la mission photographique de la DATAR, le duo Despatin & Gobeli a, avec sa série « Portraits de Français », photographié les habitants de l’hexagone. Sinon c’est souvent une vision paysagère, urbaine, et déshumanisée, de la France qui est livrée.
Musée national est un projet photographique, oscillant entre l’anthropologie et l’artistique, l’ethnologie et l’esthétisme, l’étude sociologique et « la carte postale », riche et dense en pistes d’analyses. Ici ne sont exposées que quelques idées contenues dans ce projet, évoquées lors de la rencontre avec l’auteur dans le cadre de Préférence Photographie#19. Cependant, il est avant tout politique, au sens où il fait débat, où il fait polémique dans une France en crise. Si la pensée de Michel Houellebecq, l’écrivain de La carte et le territoire, roman photographique et politique, a croisé celle de Marc Lathuillière, c’est que ce dernier est peut-être aux yeux de l’écrivain un Jed Martin en chair et en os, et que la problématique de la muséification de la France constitue leur point de rencontre, tout en ayant des analyses fort différentes. Le Produit France 2 / Musée national est, en effet, en dialogue avec l’exposition de Michel Houellebecq, Le Produit France 1 / Before landing au pavillon Carré de Baudouin, dans le XXe arrondissement de Paris. « Voici donc, au premier abord, une œuvre vouée à une dénonciation sans appel : la France a renoncé à évoluer, elle a décidé de s’immobiliser, de cesser de prendre part à l’évolution du monde », qualifie par ses mots, Michel Houellebecq, la série de Marc Lathuillière. Certes, Musée national, c’est la France et les Français vus par un artiste, ou plutôt sa France, envisagée sur la dernière décennie.